Bienvenue dans la Colonie
Note des éditeurs : Communication du 23 mai 2018 à 10h30. Publication sur la liste de diffusion DONC le 24 mai à 23h31.
Mesdames, Messieurs, permettez-moi de me présenter.
Je m’appelle Anna-Maria Wegekreuz et j’exerce, depuis un an et demi, des fonctions de community manager dans une Colonie nommée facebook. D’abord greffée sur les activités des multiples avatars animés par Jean-Pierre Balpe, ma communauté, rassemblée sur la page Nouvelles de la Colonie, s’est progressivement autonomisée, même si elle a rencontré quelques obstacles sur son chemin.
Ainsi, en avril 2017, la Police coloniale a tenté d’expulser mon profil ancêtre, Anna Wegekreuz. Peut-être Anna a-t-elle pointé avec trop d’insistance les « omissions » dans le récit officiel du passé nazi de son village natal). Peut-être a-t-elle été victime de l’un des fréquents coups de filet organisés par la plateforme pour éliminer les profils fake. Dans tous les cas, l’incident démontre que nous ne sommes pas propriétaires de la Colonie pour laquelle nous travaillons.
Je récapitule.
Nouvelles de la Colonie est un roman-feuilleton collaboratif sur facebook [1] qui s’est donné comme objectif de narrer les « conditions d’acceptabilité » du dispositif. Le thème central du récit est le capitalisme linguistique de la plateforme tel qu’il s’incarne, par exemple, dans certains outils gratuitement mis à la disposition de l’usager : le générateur de textes, et le traducteur automatique. Comme l’entreprise n’en dévoile pas tous les rouages, les fonctionnaires de la Colonie font travailler ces outils à travers eux, espérant mieux comprendre ainsi ce qui les gouverne – à défaut de pouvoir y échapper.
Un Monde incertain est une communauté plus ancienne, d’une vingtaine de profils de fiction, animée sur facebook par Jean-Pierre Balpe [2]. Les personnages se connaissent, parfois de longue date, se fréquentent et au lieu de raconter une histoire, se contentent de se raconter. Les outils de facebook permettent aux profils de simuler une vie, au fil de l’actualité.
Tous les profils dont il sera question dans cette communication, sont fatalement des émanations de l’entreprise dont ils utilisent la technologie.
L’Oreille nous écoute. Vous écoutez l’Oreille !
1. Architextes de facebook
Les dispositifs comme facebook se caractérisent par le fait que la gouvernance des conduites qu’ils infligent aux usagers, s’exerce à travers la mise à disposition de savoirs technologiques dont l’usager peut jouir sans payer des frais d’inscription [3]. Ces savoirs technologiques se matérialisent dans un cadre éditorial qui donne forme aux instantanés de vies et permet de les partager avec d’autres, amis dans la vie ou inconnus.
La plupart des participants aux Nouvelles de la colonie se sont rencontrés sur facebook grâce aux algorithmes qui organisent les individus en communautés.
Ils évitent soigneusement de se fréquenter « en vrai ». La création de profils hétéronymes permet d’engager un jeu, potentiellement libérateur, avec certains marqueurs identitaires socialement normés.
Nouvelles de la Colonie tout comme Un Monde incertain flirtent avec les traits de l’autofiction : les spéculations sur la vraie identité des auteurs vont bon train. Ivan Arcelov a longtemps pensé qu’Anna-Maria Wegekreuz et Brice Quarante étaient un seul et même auteur, alors que Nathalie Bri Ran a cru que Brice Quarante était Jean-Pierre Balpe, et que le profil d’Ivan Arcelov était le pendant masculin d’Anna-Maria Wegekreuz.
Nouvelles de la Colonie et Un Monde Incertain sont des fictions émergentes, en prise directe avec le temps qui passe. Le nom de Rachel Charlus n’est certes pas inscrit dans le registre civil de Quimperlé, son lieu de résidence déclaré sur facebook. Le choix de ce lieu ancre néanmoins le personnage dans le réel, car facebook renvoie obligatoirement vers la page officielle de cette ville bretonne.
L’usager renseigne sur facebook un grand nombre de formulaires, qui organisent une mise en ordre bureaucratique des données. Sur le fil d’actualité des personnages se mettent en place des effets métaleptiques parfois drôles, parfois troublants.
Yves Jeanneret et Emmanuël Souchier appellent « architextes » [4] les cadres standardisés, prescriptions et injonctions qui, dans les outils numériques, tentent de formater et de guider les pratiques expressives. La mise en forme bureaucratique des signes facilite d’une part le profilage de l’usager individuel, et d’autre part, favorise la formation de communautés qui partagent les mêmes goûts et préférences. Les données récoltées sont transmises à des partenaires, industries culturelles, médias et autres clients, comme l’a montré récemment l’affaire Cambridge Analytica. Le profilage politique et marchand de l’usager nécessite cependant que le profil dise vrai. L’un des engagements fondamentaux que l’usager contracte avec facebook, est le respect du pacte autobiographique. Lorsque l’usager adopte un hétéronyme, il joue au chat et à la souris avec l’entreprise, pour qui seules comptent les traces réelles des vrais gens.
De multiples injonctions orientent les pratiques expressives sur les réseaux sociaux numériques : « Exprimez-vous », lance facebook à l’usager français pour l’inciter à composer un post. Comment ne pas penser à l’utopie libertaire du web 2.0, qui avait prédit que tout le monde allait pouvoir s’exprimer enfin sans entrave grâce à la technologique ? Selon Maud Bonenfant, la formule
« Exprimez-vous » se réfère également à une culture séculaire de l’aveu. Pour libérer l’âme, l’aveu nécessite un lieu prescrit et la présence d’une oreille experte. « La vérité sur ses actes et pensées n’est pas seulement produite par le sujet, mais surtout par l’interprète (un juge, un prêtre, un psychologue) qui fait partie des systèmes de contrôle institutionnels et qui, en tant qu’autorité, instaure une relation de pouvoir avec le sujet. » [5] Les architextes encodent des marches à suivre, porteuses de systèmes de valeurs qui agissent en profondeur sur le processus d’écriture sans toujours être conscientisés.
En-dessous de l’espace de saisie, l’onglet « activités » propose les options « en train de regarder », « en train de lire », qui à leur tour ouvrent sur des liens vers des productions et médias mainstream. Est également prévue une case commémorative : Anna-Maria Wegekreuz, qui a paramétré son facebook en français, est invitée à se souvenir d’« une personne très spéciale », de « tous les moments de bonheur que nous avons vécus ensemble », d’« amis de longue date », ou des « soldats tombés au combat ». Sa marraine Marga Bamberger, qui utilise facebook en allemand, dispose de l’option, surprenante, de se souvenir du « roi ».
Ces variations d’options révèlent d’une part ce que facebook sait de ses usagers, en fonction de leurs espaces linguistiques et préférences. Elles visent d’autre part d’orienter ceux-ci vers les tendances déjà majoritaires : la lecture du Monde, la dégustation de biscuits Oreo…
Le profil sélectionne une de ces activités préformulées, par exemple l’option
« recherche du sens de la vie » ; il choisit un lieu adapté, par exemple la Cathédrale de Notre-Dame de Paris ; il y associe un ami, par exemple Ivan Arcelov. Le générateur automatique de facebook se charge instantanément de la composition d’un micro-récit : « Anna-Maria Wegekreuz est à la recherche du sens de la vie avec Ivan Arcelov à la Cathédrale Notre-Dame de Paris ». En établissant des cohérences temporelles et logiques, certes encore basiques, le générateur de textes prend ainsi en charge la production d’un écrit qui s’est autonomisé de l’usager, en puisant dans les traces d’usages et de pratiques récoltées dans la base de données du dispositif.
Une autre tentative de mainmise sur les pratiques expressives se matérialise dans le traducteur automatique de facebook, qui est paramétrable dans grand nombre de langues (il suffit d’aller dans l’onglet Paramètres).
Les traducteurs automatiques fonctionnement généralement selon deux principes. Une première famille d’outils assure le passage d’une langue à l’autre via une langue « pivot », généralement l’anglais. Comme l’anglais impose ainsi non seulement ses structures, mais aussi les modes de pensée incarnés dans les structures, une forme d’impérialisme linguistique peut en résulter. Une deuxième famille de traducteurs, dont celui de facebook, s’appuie sur des calculs de probabilité. Puisant dans des traductions déjà accumulées dans la base de données du dispositif, des algorithmes calculent la traduction la plus probable, qui est présentée comme étant également la plus adéquate [6]. Cette forme de traducteur mobilise ce que l’informatique appelle des « réseaux de neurones » : « La phrase que l’on veut traduire est convertie en une suite de vecteurs de chiffres, et cette suite de vecteurs de chiffres, à son tour, est traduite en une phrase de la langue voulue » [7].
Non seulement le traducteur peut, sur facebook, puiser dans des bases de données gigantesques ; il fait en outre appel à la participation des usagers, qui sont invités à améliorer les performances de l’outil en notant la traduction, ou en proposant une alternative. La langue pivot du traducteur de facebook n’est donc plus une langue naturelle comme l’anglais, mais un algorithme. L’impérialisme linguistique cède la place à un impérialisme algorithmique.
Frederic Kaplan constate qu’une nouvelle « grammatisation » du langage est train de se mettre en ouvre dans ces outils [8]. L’on peut, à l’instar de Warren Sack [9], revenir à la sémiotique pragmatique pour appréhender ce processus.
Selon Charles Sanders Peirce [10] la relation entre le signe (par exemple le mot « oreille ») et l’objet désigné (l’organe oreille) est médiée par une tierce instance, appelée l’« interprétant ». L’interprétant est le point de vue que le signe fait naître chez le récepteur. Ce processus est guidé par les contours matériels du signe, par exemple le tracé du mot « oreille », mais aussi par les savoirs culturels, horizons d’attente et systèmes de croyance que le sujet humain mobilise, lorsqu’il interprète. L’interprétant introduit des variations dans la construction sociale du sens.
Dans les outils comme le traducteur automatique et le générateur de textes de facebook, cette intermédiation par l’interprétant est assurée par le calcul statistique. La dimension sociale n’est certes pas évacuée, car la traduction la plus adéquate est proposée sur la base de statistiques effectuées sur les usages sociaux réels de la langue. Cependant, seuls les résultats majoritaires du calcul vont être proposés.
Voici une illustration. Face aux pressions que subit Anna-Maria Wegekreuz dans la Colonie, sa marraine Marga Bamberger la rassure : « Je te suis corps et âme », énoncé qui, en français, a un double sens parce que le mot « suis » est dérivé soit du verbe « être », soit du verbe « suivre ». L’outil de facebook ne propose que la première option lorsqu’il traduit l’énoncé en anglais : « I am your body and soul ». Malgré l’insistance d’Anna-Maria, il résiste à l’apprentissage de la traduction alternative « I follow you with my body and soul ». Quels seront les effets à long terme de cette grammatisation ?
En mettant à disposition un traducteur automatique et un générateur de micro-récits, facebook vise de toute évidence à imposer un pidgin normalisé dont « la syntaxe et le vocabulaire sont liés aux capacités linguistiques des machines » [11]. À l’instar de Google, le dispositif assiste l’usager dans ses pratiques expressives afin de créer un marché linguistique contrôlé. Pour que ses discours soient exploitables par les GAFAM, le profil doit donc s’exprimer comme il faut, éviter les fautes d’orthographe et de grammaire, les signes de ponctuation mal placés, les métaphores, l’ironie… Moins l’usager déborde des cadres prévus, mieux le lien pourra s’établir entre ses goûts, et les offres commerciales, médiatiques et politiques que le dispositif a prévues pour lui.
Anna-Maria Wegekreuz, Ivan Arcelov, Limitrova et Pavel Karandash des Nouvelles de la colonie s’acharnent sur les outils qui sont mis à leur disposition, pour comprendre ce qui les gouverne. Ils raisonnent en créant avec ces outils, tout en se sachant dominés et exploités par le propriétaire du dispositif, nommé métaphoriquement l’Oreille.
Rachel Charlus et Germaine Proust d’Un Monde incertain, quant à elles, possèdent leurs propres outils, développés par leur auteur Jean-Pierre Balpe. Les maximes, aphorismes et récits qu’elles publient sur facebook sont générés ailleurs, sur d’autres serveurs : leur dépendance du dispositif facebook semble donc, de première vue, moins fatale.
Selon Franco Berardi [12], les avant-gardes littéraires du Vingtième siècle dont Jean-Pierre Balpe se réclame, auraient pourtant préparé le terrain au capitalisme linguistique actuel : en libérant la langue des contraintes de la représentation et de l’aura de la subjectivité, elles auraient favorisé l’émergence d’un capitalisme qui, à l’heure actuelle, essaie de réguler de plus en plus les pratiques expressives des humains par l’auto-complétion, la génération textuelle et la traduction automatique.
2. Complicités, simulations et faux-semblants
Pour Jean-Pierre Balpe, la génération automatique est d’abord motivée par la lutte contre l’idéologie du littéraire, du génie et de l’inspiration [13]. En déléguant la composition des textes à l’ordinateur, la génération automatique questionnerait, de façon salutaire, le statut de l’auteur : « Enfin on sort du roman linéaire, formaté dont l’auteur-dieu prétend tout maîtriser ». Le constat que la machine se trouve en capacité de produire un texte qui simule le sens, mettrait au défi la conception du texte littéraire comme incarnation d’un génie créateur.
Au lieu d’écrire le texte final, l’auteur d’un générateur de textes constitue des dictionnaires de scénarios, des graphes de connaissances, des modes d’expression et des classes de termes : « Le moteur de génération ne produit en effet rien d’autre que des réalisations de surface de résultats de parcours pré-définis dans des ensembles de données », explique Jean-Pierre Balpe [14]. L’enjeu préalable à l’acte génératif est donc la recherche d’une description conceptuelle générale. Chez Jean-Pierre Balpe, cette description s’inspire en outre du modèle structuraliste du signe, qui décrit le lien entre le signifiant et le signifié comme fondamentalement arbitraire.
Ce constat de l’arbitrarité a permis de libérer les mots de l’obligation de signifier. « So the word and the senses started to invent a new world of their own, rather than reflect or reproduce existing reality », commente Franco Berardi [15]. Pour Jean-Pierre Balpe, un récit automatiquement généré tel que les maximes philosophiques de Rachel Charlus [16] ne reflète effectivement pas le monde tel qu’il est, mais vise « la simulation d’un fonctionnement linguistique suffisamment crédible pour que le lecteur accepte de le considérer comme vrai » [17].
Cependant, la construction sociale du sens est soumise à des variations – je rappelle le modèle de la sémiose par Peirce évoqué plus haut. Le mot « oreille » par exemple, a sans doute progressivement changé de sens pour le lecteur, au fil de la lecture de ma communication. Contrairement aux générateurs balpiens, les « réseaux de neurones » du générateur de textes mis en place par facebook semblent prendre en compte ces variations. Ils effectuent des calculs sur les usages sociaux de la langue en acte. En même temps, par leur prétention même de représenter au plus près le réel des usagers, ils pervertissent les objectifs fondateurs des générateurs de textes littéraires tels qu’expérimentés par Jean-Pierre Balpe.
Toute démarche de fixer le sens relève d’une stratégie de domination. Pour les auteurs de la littérature numérique d’avant-garde, il s’agissait, par là même, de déconstruire les processus de domination qui ont structuré les systèmes de représentation traditionnels.
Lorsque Rachel Charlus publie sur facebook des textes qui pourraient provenir de romans papier, leur acceptabilité formelle démontre à quel point la structure du récit est normalisable parce qu’elle est normée. En même temps, le caractère suranné des noms des personnages et de leurs occupations les situe hors du temps, et tend un miroir déformant aux prétentions de facebook de raconter la vraie vie à partir de traces réelles. Au jour le jour, les personnages de Jean-Pierre Balpe prouvent ainsi, comme le formulerait Gustavo Gomez-Mejia [18], à quel point un profil est une construction technosémiotique, et non pas une essence qui préexiste.
Jean-Pierre Balpe formate l’expressivité de ses personnages avatars afin de souligner leur artificialité.
Facebook, quant à lui, vise à réguler l’expressivité des humains afin de les rendre conformes à sa vision du monde.
3. La gouvernance par le consensus
« All people want to connect ». Pour Mark Zuckerberg, seule la communauté peut donner sens à la vie d’un individu parce qu’elle lui suggère qu’il fait partie d’un projet plus grand qui le dépasse [19]. Le fondateur de facebook a longtemps cru que les usagers allaient se regrouper automatiquement autour de valeurs positives à partir du moment où la plateforme leur fournissait un outil participatif suffisamment performant. Face aux divisions et polarisations qu’il considère comme négatives peu importe leur raison d’être, le dirigeant de facebook souhaite rassembler l’humanité dans un espace commun : un espace où la haine, la violence, et plus généralement toute forme de conflictualité se trouvent non pas forcément bannies, mais invisibilisées.
Ces derniers temps, l’entreprise a décidé de donner quelques coups de pouce volontaristes à la réalisation de son objectif. Gustavo Gomez-Mejia parle d’une « économie morale des écrans » [20] pour qualifier les multiples processus qui poussent l’usager à évincer toute trace de dysphorie de son mur : il peut effacer les commentaires dérangeants, dénoncer, bloquer, bannir les troubles-fêtes… Grand nombre d’éléments de l’architexte actuel incarnent cette l’idée que les point de vue marginaux ne résisteront pas, au consensus de la foule. La prétention « démocratique » de ces outils assoit une gouvernementalité soft, qui oriente les pratiques sans pour autant avoir l’air d’imposer le point de vue des gouvernants.
Bien sûr, cette fabrique de consensus s’explique d’abord par les intérêts marchands de l’entreprise : la formation de communautés fait émerger l’engouement pour des produits littéralement mainstream, comme les biscuits Oreo que je suis censée manger si je me fie aux activités préfigurées pour moi, Anna-Maria Wegekreuz, par la plateforme.
D’autres motivations se dessinent pourtant dans les discours de Mark Zuckerberg. Les ennemis déclarés de l’entreprise ne sont pas seulement les extrémistes, les exhibitionnistes, les producteurs de fake news, mais toutes celles et ceux qui cultivent l’incertitude et créent des dissensus. L’insistance sur les valeurs communautaires prend parfois, dans les discours de Zuckerberg, des accents religieux et me fait croire que facebook est plus qu’une plateforme d’édition, de partage et d’exploitation, mais matérialise un système de valeurs, un projet de société. La régulation algorithmique des pratiques langagières humaines constitue un pas important vers la réalisation de ce projet.
Que peut une littérature engagée, un art du langage politique face aux outils de normalisation et de rationalisation du capitalisme linguistique ?
4. Tentatives d’insurrection
La littérature peut, pour commencer, dresser le constat de l’action des mécanismes de domination. La publication quotidienne d’écritures sans écriture automatiquement générées, par les avatars de Jean-Pierre Balpe, épuise le lecteur et le dispositif par la saturation, même si on rigole aussi, dans Un Monde incertain. Quand Rachel Charlus utilise l’un des fameux « oracles » pour calculer son apparence dans quelques décennies, son portrait artificiellement vieilli fait d’abord sourire parce qu’il pose la question, paradoxale, du vieillissement d’un personnage de fiction. L’objectif des oracles étant d’aspirer les données personnelles, on se demande par ailleurs comment les goûts et préférences d’un personnage comme Rachel seront intégrés dans les statistiques sur les vrais gens.
Rachel Charlus sature l’espace avec la fiabilité d’une horloge suisse, tous les matins. Le lecteur l’attend ; elle est fidèle au poste, taquine.
Les fonctionnaires des Nouvelles de la Colonie, quant à eux, s’agitent, enragent, s’engueulent, se trahissent, s’accusent. Anna-Maria Wegekreuz, Ivan Arcelov, Pavel Karandash et Limitrova fomentent des plans. La narration des conditions d’acceptabilité du système ouvre des brèches, puis les fonctionnaires se tiennent au bord de la fissure où tout reste à écrire, sans oser aller plus loin.
Ils parsèment leurs écritures d’impuretés typographiques, par ci par là : un glitch, un point d’exclamation dédoublé, un espace blanc de trop, des lettres démultipliées, de l’écriture inclusive mobilisée non plus seulement contre les normes de genre, mais aussi contre les nouvelles normes, marchandes, imposées aux pratiques expressives par les plateformes. Certaines tactiques laissent des traces dans le code, ralentissent son exécution ; certaines rendent le texte intraduisible, donc effectivement inexploitable pour l’entreprise facebook.
Loin de l’épuisement du lecteur orchestré par les avant-gardes, l’aboutissement du projet des Nouvelles de la Colonie pourrait être la création d’un crypto-langage, incompréhensible pour la machine tout en s’adressant de nouveau au sujet humain.
Les fonctionnaires de la Colonie essaient d’échapper à la domination en mobilisant des tactiques du faible. Dans les marges de manœuvre, certes étroites, laissées par le capitalisme linguistique des plateformes, s’expérimente une nouvelle poétique crypto-langagière dont il s’agira de répertorier, et surtout d’inventer les formes et figures.
NB. Les affiches de propagande de la Colonie intégrées dans cette communication, ont été réalisées par le profil Pavel Karandash.
Notes
[1] https://www.facebook.com/anna.wegekreuz/
[2] http://www.balpe.name/Philosophie-de-Rachel-Charlus/
[3] Michel Foucault, Dits et écrits III [(1976-1979), Paris, Gallimard, 1994.
[4] Yves Jeanneret, Emmanuël Souchier, « L’énonciation éditoriale dans les écrits d’écran », Communication et langages, n° 145, 2005, p. 3-15.
[5] Maud Bonenfant, « Qu’est-ce que la critique foucaldienne ? », dans F. Aubin, J. Rueff (éd.), Perspectives critiques en communication, Presses de l’Université du Québec, 2016, p. 55-74.
[6] François Yvon, « Les principes de la traduction automatique statistique », présentation réalisée le 11 mai 2016, accessible à l’adresse http://lrcoordination.eu/sites/default/files/France/Traduction-Automatique.pdf
[7] François Yvon dans l’article « La nouvelle traduction instantanée », revue EcoRéseauBusiness, 8 septembre 2017, https://www.ecoreseau.fr/tech/nouveaux-secteurs/2017/09/08/nouvelle-traduction-instantanee/
[8] Frederic Kaplan, « Nos langues à l’heure du capitalisme linguistique », 12 avril 2012, https://fkaplan.wordpress.com/tag/capitalisme-linguistique/
[9] Warren Sack, « Une machine à raconter des histoires : Propp et les software studies », Les Temps Modernes, vol. 676, n° 5, 2013, p. 216-243.
[10] Charles Sanders Peirce (1931-1958), Collected Papers, Cambridge, Harvard University Press.
[11] Frederic Kaplan, « Nos langues à l’heure du capitalisme linguistique », 12 avril 2012, https://fkaplan.wordpress.com/tag/capitalisme-linguistique/
[12] Franco Berardi, The Uprising. On poetry and finance, South Pasadena, semiotext(e), 2013.
[13] Jean-Pierre Balpe, « Du parcours hypertexte à la génération automatique », http://articlesdejpbalpe.blogspot.fr/2013/03/du-parcours-hypertexte-la-generation.html
[14] Jean-Pierre Balpe, post sur facebook.
[15] Franco Berardi, The Uprising. On poetry and finance, South Pasadena, semiotext(e), 2013, p. 28.
[16] http://www.balpe.name/Philosophie-de-Rachel-Charlus
[17] Jean-Pierre Balpe, « Du parcours hypertexte à la génération automatique », http://articlesdejpbalpe.blogspot.fr/2013/03/du-parcours-hypertexte-la-generation.html
[18] Gustavo Gomez-Mejia, Les Fabriques de Soi ? Identité et Industrie sur le web, Paris, Mkf, 2016, p. 22.
[19] « We all get meaning from our communities. Whether our communities are houses or sports teams, churches or music groups, they give us that sense we are part of something bigger, that we are not alone; they give us the strength to expand our horizons », discours de Mark Zuckerberg à l’Université de Harvard en mai 2017, https://news.harvard.edu/gazette/story/2017/05/mark-zuckerbergs-speech-as-written-for-harvards-class-of-2017/ ; post de Mark Zuckerberg sur facebook le 19 janvier 2018 : « There’s too much sensationalism, misinformation and polarization in the world today. That’s why it’s important that News Feed promotes high quality news that helps build a sense of common ground. », https://www.facebook.com/zuck/posts/10104445245963251
[20] Gustavo Gomez-Mejia, Les Fabriques de Soi ? Identité et Industrie sur le web, Paris, Mkf, 2016, p. 78.
Extrait de Nouvelles de la Colonie. Contribution d’Anna-Maria Wegekreuz.
F𝖨𝖷𝖨◉𝖭 : Episode 19.
L’écran de contrôle afficha « favorable » : le service de propagande s’était donc prononcé sur mon dossier. Je savais que cette mention, quoique positive, n’allait pas être suffisante pour obtenir la Prime et pourtant, je consultai le Manuel d’instruction Oukaze 4766-c trois fois par jour. La Tour était plongée dans l’obscurité. Seuls quelques usagers-apprentis montaient et descendaient les escaliers. Leurs pas rapides s’approchaient et s’éloignaient à rythme régulier, selon une chorégraphie dont seule l’Oreille connaissait le secret. Un instant, je crus reconnaître la voix d’Ivan Arcelov chuchoter devant ma porte, comme s’il voulait me prévenir de ce qui se tramait, dans ce calme. La lune pendait dans le ciel comme un œuf poché. Je comptais les minutes de mon ennui.
Poliakova m’envoya une bande passante qui, pour quelques instants, recouvrit les dates de suivi sur l’écran de contrôle. L’Oreille y annonçait une procédure contre les Intouchables qui, la nuit dernière, avaient couvert d’inscriptions les murs de la partie droite de la Tour. « Mort aux Indécis ». « Que fait-on ? », me demanda Poliakova.
Quelques instants après, Smirnow exprima son indignation dans une missive secrète envoyée par le canal de l’Outil de réflexion. Si je l’avais reçue, c’est qu’il comptait sur mon indiscrétion. Il ne s’y trompa pas. J’étais en train de peaufiner mon prétexte lorsque j’entendis frapper à la porte de ma cellule. Je n’étais pas habituée à accueillir des visiteurs. Je décidai de faire comme si je n’étais pas là. J’entendis une main frotter la poignée de la porte. « Anna-Maria ». Je ne voulais pas prêter attention à cette voix et pourtant, je me levai. J‘enlevai mes sabots et les planquai sous le lit. La poignée de la porte commença à tourner. « Je sais que vous êtes là ». J’eus le temps d’enfiler des escarpins. « Je vais entrer ». Je passai une brosse dans mes cheveux.
La porte se bloqua : je l’avais fermé à clefs. « Ouvrez ». Je mis du rouge à lèvres et tirai sur ma robe. L’écran de contrôle s’éteignit. Un nuage passa devant la lune. Ma cellule fut instantanément plongée dans le noir le plus profond.
« Ouvrez ». Je connaissais par cœur le chemin vers la porte. Qui sait où sont passés tous les oiseaux. Le bleu fissuré du ciel de mon enfance, bras dessus dessous. Titubante sur mes escarpins, j’ouvris la porte. Dehors, il pleuvait.
Un bras poussa la porte. Un autre me saisit par la taille. Mes mains cherchèrent un appui, en vain. Le bras me poussa vers le fond de ma cellule. La main ferma ma bouche. « Ne crie pas », chuchota la voix. Une bouche se pressa sur la mienne. Je tombai sur les genoux. Des larmes vinrent, nombreuses. Je reconnus l’intrus bien avant que la lune apparaisse de nouveau. De nouveau il m’embrassa. « Avoue, maintenant ».
Coincée entre les genoux de l’intrus je fis un effort. Mais je ne trouvai quoi avouer. L’intrus s’impatienta. La main empoigna mon menton. « La fissure, les stigmates, la scission de la Tour, mon bannissement, tout ça pour ça ? ». Je ne sus que répondre.
Alors le Guide suprême, d’un geste sec, arracha son nez rouge. A ses traits slaves je reconnus l’homme avec qui je correspondais depuis plus d’un an en secret, sur mon outil de réflexion. Toutes ces confidences, sur le compte de l’Oreille. Toutes ces heures passées avec celui que j’avais pris pour l’agent secret Copok. « Repos ! », commanda-t-il. « Souris, maintenant ». J’obéis.
« Dehors gît le corps de votre apprenti Ivan Arcelov. Il a voulu vous défendre. Il a fallu que je le corrige. Mais il vit encore ». « Je v.ous dé-fends… », essayai-je, mais la main ferma de nouveau ma bouche. « Sauv.ez-m.oi ! », m’écriai-je. « Avec tout le respect que je vous dois », répondit l’homme : « Votre souffrance même s’avère consensuelle ». L’homme se retourna une dernière fois. « Je viendrai un jour, en vrai ». Il s’éclipsa dans la nuit, trainant derrière lui son chien métallique.
J’essayai de réparer les dérangements que l’homme avait causés dans ma tenue lorsque la porte de ma cellule fut de nouveau poussée. « Service d’hygiène », articula la femme derrière son casque de protection à l’effigie de l’Oreille. « Anna-Maria Wegekreuz au nom de la Loi coloniale basée sur le consensus majoritaire des usagers nous vous arrêtons pour tapages nocturnes répétés contre les Prescriptions Sacrées en complicité avec l’individu qui vient de quitter ces
lieux ». « Je suis con.sensu-elle », tentai-je de me défendre. « Où alle–z-vous m.amener ? », rajoutai-je, préoccupée jusqu’au bout de la tenue de mon maquillage. Comme toujours, je passai à côté des vraies questions.
La femme me tendit le formulaire de normalisation de conduite. « Signez ». Je m’obstinai. « La réalit.é existe ! Je vi-ens de l’em.brasser ! ». La femme éclata de rire derrière son casque et enfonça une aiguille dans mon bras. « Elle est où votre réalité ? Tous les humains veulent se connecter ». Puis elle relâcha doucement le commutateur : « Souriez, maintenant. L’Oreille prendra soin de vous ».
La porte du fourgon se referma.
Par la vitre teintée j’aperçus Ivan Arcelov qui, de loin, m’adressa un signe qui, sans doute, se voulait rassurant. Comme si on allait pouvoir reprendre la main.