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Actes du Colloque "Art, littérature et réseaux sociaux" 22 > 27 mai 2018 CCI Cerisy-la-Salle

Textes numériques et plans de scènes

Le 25/05/2018 à 14:28 par Eli Commins @eli-commins

Note des éditeurs : Communication du 21 mai 2018 à 16h00. Publication sur la liste de diffusion DONC le 25 mai à 14h28. Le texte écrit en HTML est daté du 22 mai.


Je vous propose un récit simplifié, sans doute assez faux, certainement sujet à variations, d’une trajectoire au cours de laquelle la question des réseaux sociaux a croisé celle de l’écriture pour la scène. Je vais donc isoler de mes différentes créations celles qui me semblent avoir un lien direct avec ce sujet des réseaux.

Je suis venu à la création comme auteur de théâtre, c’est-à-dire comme quelqu’un qui écrit des textes, en l’occurrence dans un logiciel appelé Word. En tant qu’auteur de théâtre, je ne me posais pas la question du programme que j’utilisais, mais aujourd’hui, l’attention au médium de l’écriture est devenue essentielle dans ma pratique. De manière un peu rapide, je dirais que j’espérais pouvoir écrire dans Word, puis j’espérais que quelqu’un mette en scène mes textes et j’espérais peut-être que quelqu’un les publie.

Assez longtemps après avoir écrit et terminé un premier texte que je n’avais fait lire à personne, j’ai pris la décision de le diffuser. Je l’ai envoyé à plusieurs comités de lecture : quelques éditeurs, un ou deux théâtres et le comité de sélection des textes pour les dramatiques radiophoniques de Radio France. Parmi les nombreuses réponses négatives qui me sont parvenues, ou le plus souvent l’absence de toute réponse, la radio a apporté son soutien enthousiaste au texte, intitulé Pas de plus tard, pour en faire une pièce.

Quelque temps plus tard, j’ai été invité à retrouver l’équipe qui allait monter le texte, dans un grand studio de France Culture, où on pouvait imiter tous les sons du monde à partir d’un équipement rudimentaire et fascinant. Le réalisateur et les acteurs, tous chevronnés, me posèrent quelques questions sur le texte et me permirent d’assister à quelques travaux de préparation, puis m’invitèrent poliment à partir avant le début du vrai travail d’enregistrement, que je n’ai donc pas vraiment vu. Je n’ai plus entendu parler du projet jusqu’au soir où la diffusion devait avoir lieu.

La pièce commence à la radio et en quelques instants, je prends conscience qu’il est insupportable de devoir écouter mon texte sur les ondes, qui me paraît totalement extérieur et faux. Incapable d’écouter, j’éteins le poste, le rallume, l’éteins à nouveau et ainsi de suite pendant une heure. Me vient cette image cauchemardesque de mon texte, lamentablement mauvais, infiniment étranger, qui se déverse sur les ondes, pour que tous puissent l’entendre, sans que je ne puisse plus rien faire pour en stopper la diffusion.

Qu’est-ce qui était si faux ? Tout. Le jeu des acteurs et leur manière de dire le texte, la mise en scène radiophonique et plus encore l’écriture elle-même. En écoutant ma pièce, j’entendais revenir vers moi des citations involontaires d’un théâtre que je n’aimais pas, dont je voulais à tout prix m’éloigner. C’est comme si quelque chose, une force gravitationnelle imperceptible dont je n’avais aucune conscience, m’en avait empêché, s’interposant entre ce que je désirais créer et ce que j’entendais maintenant. Or, cette étrangeté, cette extériorité, n’étaient pas de l’ordre d’une parole cachée qui se révélait de manière à fertiliser mon écriture. C’était le contraire : une sorte de contrôle d’un espace qui devait absolument être, avant tout, un espace de liberté – même s’il pouvait aussi s’agir de la liberté de se perdre et de s’abîmer. Dans cette expérience de la pièce radiophonique s’est ainsi opéré un dérèglement de mon écriture théâtrale.

Tout en poursuivant l’écriture de textes qui furent joués dans des petits théâtres parisiens, je cherchais comment formuler le problème pour aller de l’avant. Il fallait que je comprenne pourquoi je continuais à écrire, alors que je voulais faire de l’acte d’écrire quelque chose d’autre, qui ne correspondait pas à ce que faisait habituellement un auteur : composer un contenu textuel sans se préoccuper de sa matérialité, laissant le soin à d’autres – graphistes, éditeurs par exemple – de couler cette matière dans le contenant qui leur semblerait adéquat. Comme auteur, je me sentais exclu du processus de création théâtral. Le texte et l’auteur étaient placés en amont : j’écrivais, seul, je donnais mon texte au metteur en scène, puis je disparaissais et les autres travaillaient au plateau sans moi. Le plateau, où je voulais être, m’était interdit.

Tout ceci s’est passé très graduellement, mais j’ai peu à peu cherché à imaginer des systèmes pour que le texte puisse échapper à la chronologie imposée des médias théâtraux.

Comment la matière textuelle pouvait-elle devenir accidentée, imprévisible, configurable dans le cours de la représentation ? De là sont nés des questionnements sur les formes imprimées du texte théâtral et sur les contraintes et les rythmes, essentiellement inconscients, imposés par ces formes. Ne connaissant à peu près rien des artistes qui travaillaient avec le numérique, je réinventais dans mon coin des approches déjà explorées par d’autres, ce qui m’a sans doute permis de poser les bases pour tout le travail qui a suivi.

Cette ré-imagination de ce que pouvait produire un auteur de théâtre m’amena à concevoir un moyen d’écriture qui devait me permettre de réordonner aléatoirement, pendant la représentation, l’ordre dans lequel mon texte devait être dit par les acteurs. Cette oeuvre, intitulée 120 times en référence aux 120 permutations possibles des dialogues, fut l’occasion de la rencontre avec Stéfane Perraud, plasticien et scénographe qui m’accompagne depuis, et qui avait la capacité à apporter des réponses techniques aux pistes parfois abstraites que je cherchais à explorer. Dans 120 times, nous utilisions des afficheurs LED pour diffuser au plateau les didascalies, en ordre linéaire, qui s’intercalaient avec des dialogues écrits dont l’ordre était de fait imprévisible. Les acteurs étaient mis dans une situation d’écoute et d’attente où ils découvraient, en même temps que les spectateurs, l’action qui était censée accompagner leur parole. Cette forme de l’écrit, pour partie non-linéaire, donnait lieu à une forme d’attention particulière et à des types d’erreurs que j’aimais beaucoup. Je trouvais là une liberté qui me permettait d’écrire sur des choses terribles tout en trouvant une vitalité qui sonnait enfin juste, et qui n’avait plus rien à voir avec l’académisme du temps : j’ai eu le sentiment de trouver, pour la première fois, mon endroit et mon rythme.

Dans le sillage de ce travail sur les nouvelles formes que pouvait prendre mon écriture, j’ai été invité à effectuer une résidence d’écriture à la Chartreuse de Villeneuve-lez-Avignon, où j’ai rencontré Franck Bauchard et Emmanuel Guez, qui y développaient alors les Sondes, une aventure qui se révéla marquante pour moi.

En 2009, l’une de ces Sondes, Chartreuse News Network (CNN), proposait aux artistes présents de travailler sur la diffusion des actualités au théâtre. Cette rencontre se fondait sur l’idée que le théâtre avait autrefois été un forum où on venait s’informer sur les dernières nouvelles du monde, mais qu’il n’était plus en mesure d’assurer cette fonction d’information face à la concurrence des médias de masse. De fait, cette manière de poser la question supposait de prendre en compte les médias numériques, et en particulier les réseaux sociaux, en les positionnant au sein de la circulation théâtrale du texte, des corps et des images.

Pendant la Sonde, rythmée par la scansion de représentations placées au même moment que les journaux télévisés, j’avais reçu pour mission, redoutable, de proposer une création qui devait être donnée à 7 heures du matin. Je m’en sortis probablement parce que je n’étais pas seul, cette aventure collective me permettant plus que toute autre de sortir de la figure gênante de l’auteur solitaire, qui composait son texte dans le secret de son intimité.

C’est au cours des échanges avec les autres artistes présents que vint l’idée de chercher sur Twitter, qui nous paraissait être le plus libre et le plus ouvert des grands réseaux sociaux à ce moment-là. On y trouvait des paroles sur tous les registres, qui pouvaient relever à la fois de l’actualité au sens journalistique, et de l’actualité intime, personnelle, privée. J’étais aussi intéressé par le badinage des échanges ordinaires, c’est-à-dire une parole importante non par son contenu, mais par son existence même. Des mots qui disaient : je ne dis rien ou pas grand chose, mais je suis là, je ne viens en paix, on peut parler si tu veux.

Alors que nous étions rassemblés à la Chartreuse, j’avais repéré une forte augmentation des tweets émis depuis Anchorage, en Alaska, en lien avec l’éruption du Mont Redoubt à environ 200 kilomètres au Sud-Ouest de la ville.

Un gigantesque nuage de cendres avait été relâché dans l’atmosphère, flottant au-dessus du volcan, alors que les météorologistes alertaient sur le renforcement imminent des vents orientés vers le Nord-Est. Si ce scénario pessimiste venait à se réaliser, Anchorage allait être enfouie sous des mètres de cendres, ce qui donnerait lieu à un hiver nucléaire, avec l’arrêt total des transports et du fonctionnement de toutes les machines.

En ligne, les sismographes reliés au réseau étaient scrutés comme des oracles psalmodiant d’inintelligibles incantations, interrompues par le surgissement des images satellites, montrant les systèmes anticycloniques titanesques qui s’affrontaient pour la domination du sud alaskien. Le Redoubt tremblait, crachait, s’endormait en géant impénétrable et effrayant, alors que les mortels d’Anchorage cherchaient à lire dans ses entrailles. Sur Twitter, les proportions mythologiques de la catastrophe annoncée ne masquaient pas les paroles minuscules de la vie de tous les jours. Au contraire : j’avais le sentiment que le risque vital qui était engagé renforçait la nécessité des banalités. Hello ça va ? Est-ce que tu as pu trouver telle marque de masque à oxygène, la meilleure contre la cendre, ils sont en rupture de stock. J’ai oublié mon pull violet près de ton lit ce matin. C’est peut-être bête mais je repeins les murs de ma chambre. J’ai des bouteilles d’eau pour qui veut. Les matchs de foot des filles sont maintenus ce dimanche ? J’écoute cette chanson qui me donne des frissons à tous les coups, tu aimes ?

J’ai commencé à noter les messages publiés sur Twitter par huit habitants d’Anchorage, que j’avais choisis pour plusieurs raisons : variété des situations et de la langue, situation sociale et géographique, rythme de publication, notamment. Sur le réseau, chacune de ces paroles était associée à une date et une heure de publication, formant un grand dialogue avec des silences, des chevauchements, des moments de cacophonie, dont les mouvements signalaient en creux l’éveil et le sommeil, le temps du travail et celui de la vie privée, la solitude.

À partir de cette matière, j’avais procédé à un montage de textes et d’images situées dans le temps, à partir d’un tableur, ce qui donnait lieu à une partition pour huit lecteurs. Pour moi, quelque chose de juste est sorti de cette représentation donnée à l’aube dans le Tinel de la Chartreuse, me donnant l’envie et l’énergie de poursuivre.

À ce moment-là, la découverte la plus importante fut celle de l’effet du rythme indiqué au niveau du texte. L’autre grand sujet, plus surprenant pour moi, fut celui de la position des corps des spectateurs face à une scénographie qui relevait plutôt d’un environnement : les lecteurs étaient dispersés au milieu du public allongé au sol, les images étaient projetées sur trois murs. Pour écouter un média qui n’était pas un livre, mais un réseau social, fallait-il littéralement changer de position dans l’espace et dans le temps ? Voilà comment j’abordais la suite de mon travail d’écriture.

Lors d’une nouvelle étape de création à la Chartreuse, je choisissais de poursuivre avec ce dispositif d’écriture en me basant sur les messages de neuf habitants de Téhéran pendant les émeutes qui suivirent les élections truquées qui virent le triomphe de la ligne dure d’Ahmadinejad. D’une certaine manière, je me rendais compte qu’en raison de la profusion des tweets, il était devenu possible d’aller chercher en ligne tous les contenus dont on pouvait avoir besoin, écrits par d’autres. Si je cherchais une métaphore donnée, il me suffisait de la rechercher. Si je souhaitais disposer d’une information factuelle et de son contraire, les deux étaient disponibles.

Tout était là, déjà écrit, déjà publié. Là où l’auteur aurait normalement posé son encre sur la page, je me contentais donc de retirer des pixels qui existaient déjà, à la manière d’un sculpteur sui révèle une forme dans la pierre.

Ce fantasme de la bibliothèque universelle, une base de données qui posséderait tout l’écrit passé et à venir – fantasme qui fut sans doute le mien dans une certaine mesure – trouva rapidement son principe de réalité, puisque la métaphore que je recherchais existait bien, mais comportait des variations, un contexte, une tonalité qui, en s’agrégeant, résistaient contre toute tentative d’appropriation. Et puis, la tonalité tragique des révoltes de Téhéran imposait d’autres urgences. Il fallait transmettre, seulement transmettre. Faire savoir. Donner à la représentation une place plus humble, mais décisive, qui était de faire surgir des paroles interdites par le régime, parfois sous peine de mort, et noyées dans l’informe du réseau.

Avec Stéfane Perraud, nous avons imaginé un très long écran, suspendu à 130 cm du sol, sous lequel les spectateurs s’allongeaient. Les images arrivaient par le haut, le bas, la droite, la gauche, mobilisant le corps de manière à susciter un imaginaire autour des couches verticales de la violence qui s’exprimait en ligne. La police qui montait dans les escaliers pour défoncer les portes. Les vidéos filmées au smartphone depuis les balcons. Les chants depuis les toits, la nuit. Les hélicoptères militaires qui filmaient les chanteurs et les satellites qui enregistraient les mouvement sur les bases aériennes. Les corps libérés et aussitôt réprimés.

Ces questions ont continué à se décliner avec Miranda Warning, une pièce créée dans le même esprit à partir de messages émis sur le pourtour du Devil’s Highway, une zone frontalière entre le Mexique et les Etats-Unis traversée par les clandestins. On entendait les tweets émis du côté mexicain d’où on partait, et du côté américain, où on arrivait. À cette occasion, je me suis rendu compte que plusieurs des personnes que je suivais en ligne s’inventaient comme moi des avatars multiples, des personnages de fiction. Et que je pouvais pour ma part dialoguer avec eux en tant que moi-même, sous mon nom, mais aussi sous forme d’avatar, sous pseudonyme. Le théâtre, que j’avais cherché à mettre à distance par des formes de plus en plus documentaires, s’imposait à moi par le réseau, où les catégories de vrai et de faux, de réel et de fiction, de sujet et de personnage, devenaient relatives.

Je me rends compte que je regardais toujours vers la scène, en partant du monde en ligne. Miranda Warning était un environnement plutôt qu’une scène, puisqu’il s’agissait d’une organisation bi-frontale, où le public était réparti en deux groupes qui se faisaient face. Selon l’endroit où le spectateur était positionné, il avait accès à une partie des images et des paroles. Et comme il était possible de se déplacer dans l’espace, toute position impliquait de choisir ce qu’on allait rater, ce qu’on allait placer au premier plan et à l’arrière plan. Un jeu de mise en scène du public apparaissait, puisque chacun essayait de comprendre ce que les autres voyaient et entendaient. Une évidence s’imposait : ce n’était pas la même chose d’être assis sur une chaise, de marcher, de se tenir debout, de s’allonger au sol. Un écran vertical n’était pas un écran horizontal ou diagonal. Le son devant, derrière, ou tout autour. Je découvrais que par rapport à ce que j’essayais de faire, la position physique du corps du spectateur jouait un rôle capital pour donner à imaginer le type de texte qui était « mis en scène ».

Pour ces différentes pièces, je suis parti d’outils simples, comme Excel, puis j’ai graduellement développé, avec des codeurs, des moyens d’écriture adaptés à ce que je cherchais à faire. Dans Miranda Warning, par exemple, j’envoyais les textes en direct aux acteurs en fonction des déplacements du public, à la manière d’un DJ. Cela créait une forme particulière d’attention, d’imprévu, qui me semblait correspondre à quelque chose que je sentais en ligne. Cette notion d’imprévu était renforcée par l’irruption dans la représentation de textes publiés, en temps réel, des protagonistes du récit. Généralement, ces publications authentiques étaient d’ailleurs prévues à l’avance, puisqu’il s’avéra rapidement plus efficace que j’invite mes correspondants à écrire à telle ou telle heure pour intervenir au bon moment dans le fil du récit. À de nombreuses reprises, j’ai d’ailleurs soufflé des textes à ces personnes bien réelles, qui les ont copiées et publiées.

Ainsi, le personnage souffle son texte à l’auteur, qui reprend sa place en incitant le personnage à copier et coller ses propres lignes, afin de les remettre ensuite en circulation dans la représentation. Afin que cette négociation réussisse, l’auteur coule alors ses mots dans le style, la vie et parfois la langue de son correspondant en ligne, qui y apportera probablement de légères modifications avant de la re-publication. Dans le cadre de la représentation, le spectateur effectuera son propre remixage, par l’attention qu’il portera à tel ou tel contenu.

La copie, la circulation, la reprise, la conversation, la traduction, le remixage sont alors les variables de la valeur textuelle. Mon travail d’auteur est de régler l’intensité de ce mouvement dans le temps et l’espace de la représentation.

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