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Actes du Colloque "Art, littérature et réseaux sociaux" 22 > 27 mai 2018 CCI Cerisy-la-Salle

Pédagogie du Surf Club

Le 17/06/2018 à 21:37 par Raphaël Bastide @raphael-bastide

Note des éditeurs : Communication du 25 mai 2018 à 15h45. Envoi par courriel aux éditeurs le 17 juin à 9h37.


Nous sommes en 2010, je suis à l’École de Recherche Graphique à Bruxelles, l’école d’art dans laquelle je suis les cours de Marc Wathieu et Yves Bernard. Durant ces cours, j’apprends l’histoire de l’art dit numérique, la notion de logiciel libre, de programmation, d’art internet, d’installation (interactive ou non), d’ordinateur, ainsi que la culture qui les entoure. Faisant aussi partie du contexte, Holy Fire, Art of the Digital Age [1] est une exposition que j’ai le plaisir de voir à iMAL, l’espace culturel numérique dont mon professeur Yves Bernard est directeur. J’y découvre Olia Lialina, Eva & Franco Mattes et Paul Slocum… Plus tard, toujours à iMAL je remarquerai de nouveau comment peut se transposer le net art dans un espace physique, notamment avec l’exposition GEO GOO [2] de JODI.

Capture d’écran de l’un de mes profils Myspace – 2008

Parallèlement, je suis fasciné par le réseau social Myspace qui à l’époque, permet – ou du moins n’interdit pas – à ses utilisateurs d’injecter du code HTML pour personnaliser les pages de profils. Je passe plusieurs mois à analyser l’ampleur des méthodes d’expression de l’identité sur ce réseau social d’artistes. Je décide d’expérimenter un système de création sur les murs de commentaires des autres membres du réseau avec, pour ambition, la création de formats artistiques spécifiques à ces espaces réservés aux commentaires. Il m’arrive aussi de passer des demi-journées sur une animation ou un collage HTML, créé spécifiquement à l’attention d’un.e inconnu.e.

Intervention sur le mur Myspace de Rhizome – 2008

En fin d’année scolaire, j’écris Masks of the Global Net art, un essai qui sera publié dans la revue Junk Jet # 3 « Flux us, flux you ». Dans ce texte figurent les principes fondamentaux d’un manifeste personnel qui aboutira à un projet de création d’artistes fictifs, projet qui durera 10 ans. Dans Masks of the Global Net art, l’identité de l’artiste est considérée comme œuvre d’art en ligne : Les productions de ces personas sont des conditions à leurs propre existence, l’œuvre est incarnée par la présence des artistes au sein de leur réseau social numérique.

Archival Gold, image PNG – créée par N.I.E.I. pour le surf club Webjam en 2009
Junk Jet Comments Portal in Junk Jet n°5 net-heart! issue – Fabien Mousse – 2012
Image du projet Real Internet Art de Fabien Mousse – 2012, sur le blog de Rhizome.org

Surf Club

Au-delà de l’influence des artistes que j’ai connus à l’école puis lors d’expositions entre Bruxelles Amsterdam et Paris, j’ai été aussi très influencé par le phénomène des surf clubs [3] (ou surfing clubs) dont la plus grande activité s’étalera entre 2006 et 2010. Les surf clubs sont des sites formés par des groupes d’artistes, généralement sous la forme de blogs. Les auteurs y publient des travaux personnels ou des ré-interprétations de documents existants trouvés lors de longues heures de navigation sur le web. Parmi ces documents, des images, extraits sonores ou vidéos, des programmes, des textes, des détournements et collages… On peut rapprocher le format et l’intention des surf clubs aux fanzines. Ils partagent un aspect expérimental des contributions, une certaine ouverture aux participations, l’ambiguïté de l’identité des auteurs et un refus de s’inscrire dans un format artistique pré-existant. Par ailleurs, les surf clubs sont fortement influencés par la culture Internet (mèmes, folklore, réseaux sociaux…). Ils se revendiquent enfants du net art, ainsi que des plateformes sociales comme 4chan ou reddit. Les surf clubs présentent l’auteur de manière peu ou pas déterminée. Ils sont aussi des plateformes pour expérimenter des discussions à travers des objets numériques. Le format de publication, souvent techniquement proche du post de blog, est léger et permet une création spontanée.

Les surf clubs qui m’intéressent le plus sont d’abord Nasty Nets [4] : précurseur et terreau créatif pour de nombreux artistes désormais reconnus en tant qu’artistes contemporains. Il y a aussi Computers Club, un espace d’exposition en ligne, initié par Harm van den Dorpel, qui posera les bases d’une nouvelle génération d’artistes du net avec une interface d’exposition plus radicale. Une autre influence importante est Spirit Surfers [5], un surf club mystique et mythique, initié par les artistes Kevin Bewersdorf et Paul Slocum. Toujours actif, j’ai décidé il y a quelques mois d’en faire une archive. Ces auteurs sont anonymisés et les règles de publication répondent à un protocole précis construit autour d’une mythologie propre à la plateforme.

Capture d’une contribution intitulée windy, par l’auteur sounder2 en 2011
sur le surf club Spirit Surfers

En 2009 j’ai à mon tour rassemblé des artistes autour d’un surf club que j’allais publier sous le nom de Carlo Lowfi, artiste et curateur. Webjam est le nom de ce surf club, qui rassemble une dizaine d’artistes actifs sur le net de 2009 à 2013. Ce surf club est basé sur un protocole qui s’inspire de l’improvisation musicale, et impose la réutilisation d’un élément (visuel, sonore, conceptuel) du post précédent. Cette contrainte aboutit à une narration qui fait de la plate-forme un objet artistique à part entière. Je suis, au moment de la rédaction de ce texte, en train de restaurer ce travail qui, pour des raisons dues à la plateforme utilisée (WordPress) ainsi qu’à la fragilité du contenu, s’est détérioré au fil des années jusqu’à devenir non fonctionnel. Je compte re-publier en ligne le résultat de cette restauration en septembre 2018.

Capture d’écran de la restauration du surf club Webjam (2009)

J’enseigne cette année à l’école Parsons Paris, un cours appelé Web for Art.

Tweet d’Olia Lialina – À gauche, une photo de mon cours à Parsons Paris devant l’affichage de Self-Portrait Olia Lialina, 2018

Au fur et à mesure de mon expérience pédagogique, je mets en place des dispositifs qui visent à atténuer la fascination technologique avec laquelle viennent certains étudiants, pour concentrer leur travail sur une approche conceptuelle, critique, orientée vers la radicalité formelle. Le format du surf club me vient de nouveau comme une évidence. En effet, ce format est compatible avec une économie de temps et de connaissance, contraintes caractéristiques de mon cours. Il permet par ailleurs une relation entre les étudiants, les artistes invités, ainsi qu’un dialogue entre les objets artistiques eux-mêmes.

Je choisis de ne pas faire travailler mes étudiants sur le web traditionnel, mais de construire un surf club avec le protocole DAT [6] qui est accessible grâce au navigateur Beaker [7]. Le protocole dat permet un réseau web peer to peer, qui compte parmi ses avantages de donner la possibilité de publier très facilement des pages simples, et de devenir à la fois client et serveur de l’information publiée. Dat permet aux étudiants de découvrir une alternative au web, et par conséquent d’adopter un point de vue critique sur le web, et plus globalement sur l’Internet. Dat leur permet aussi de publier sans avoir à acheter un nom de domaine et un serveur. C’est enfin un choix stratégique : La gentrification de ces espaces impopulaires donne aux créations d’étudiants une certaine visibilité qui aurait sans doute été moindre sur le web « traditionnel ».

Capture d’écran du surf club peer to peer Floating Swarm dans le navigateur Beaker – 2018

Le surf club p2p que j’ai créé s’appelle Floating Swarm [8]. C’est un projet initié il y a quelques mois, et dont le lancement officiel est aujourd’hui. Floating Swarm repose sur une architecture simple, inspirée des webrings : chaque page est une création hébergée par les contributeurs eux-mêmes. Ils sont invités à intégrer un script Javascript, qui fera apparaître sur leur page la barre de navigation du surf club. L’hébergement reste donc décentralisé, mais les créations sont liées les unes aux autres. Parmi les contributions, vous pourrez visiter sans distinction, des projets d’étudiants et d’artistes invités. Si les contributeurs sont pour l’instant invités, les propositions de participation sont acceptées.

Ce témoignage m’a permis de revenir sur un parcours sur dix années, d’une école à une autre, d’un statut d’étudiant à celui d’enseignant, à travers différents média, espaces et réseaux. En toile de fond de ce parcours se dessine le web comme espace d’influence, puis d’expérimentation, qui s’avèrera ensuite être aussi un outil pédagogique de choix pour y développer une pratique d’écriture et d’expression formelle ou conceptuelle. Publier sur le(s) web(s) s’inscrit dans une économie de moyens parfaitement adaptée à l’enseignement. Cela nécessite aussi un investissement technique du médium, qui s’avère indissociable d’une approche critique des technologies numériques. Il n’est donc pas étonnant que les artistes contemporains qui traitent des technologies numériques avec le plus d’acuité se retrouvaient dix ans plus tôt au sein de surf clubs pour forger leurs pratiques.

Exposition #26 à And/Or Gallery, dirigée par Paul Slocum, située à Pasadena, Californie – L’exposition date de Novembre 2016 et présente des pièces de Cory Arcangel, Kevin Bewersdorf, Petra Cortright, Kathleen Daniel, Dragan Espenshied, Joel Holmberg, Olia Lialina, Guthrie Lonergan, Kristin Lucas, Brenna Murphy, et le site web YTMND.

Les réseaux sociaux artistiques que sont les surf clubs ont eu un impact non négligeable sur certains acteurs du paysage artistique actuel. La conception d’un surf club pédagogique peer to peer prend sa source sur ce constat : Floating Swarm, héritant modestement de ses prédécesseurs, porte la double ambition d’évoluer sur un web alternatif partagé ainsi que de permettre à des artistes ou futurs artistes une expression singulière de l’art Internet.


Notes

[1] Holy Fire, Art of the Digital Age, 2008 à iMAL, Bruxelles.
[2] GEO GOO (info park), JODI, 2008, à iMAL, Bruxelles.
[3] Paul Slocum, Catalog of Internet Artist Clubs, 2016.
[4] Archive de nastynets.com sur les servers de Rhizome.
[5] Le surf club Spirit Surfers
[6] Dat est un protocole pour le partage de données distribuées.
[7] Beaker est un navigateur pour le web Peer-to-peer.
[8] Floating Swarm, surf club sur le web peer-to-peer.
URL dat originale :
dat://31f852450f22d5b485eac4eb892df0cd148aa7b997894d2f82a53a231ff02faa/
URL dat raccourcie : dat://floating-swarm.hashbase.io/
URL http (site disponible mais non fonctionnel) : http://floating-swarm.hashbase.io/

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