Nouvelles modalités d’exposition du Net Art ?
Note des éditeurs : Communication du 26 mai 2018 à 9h30. Envoi par courriel aux éditeurs le 21 juin à 20h50.
Je, m’appelle Emmanuel Guez.
Bon, pas exactement. En fait, pour cet article, je m’appelle Serge Hoffman.
Je suis artiste et professeur en école d’art.
C’est dans cet ordre en général, lorsqu’on allie ces deux pratiques, que l’on se présente.
Pour être tout à fait honnête avec vous aujourd’hui, je suis surtout professeur en école d’art neuf mois et demi par an et le reste du temps, trois mois par an, je peux me qualifier d’artiste, de quelqu’un en tout cas qui a une pratique artistique.
Donc je m’appelle Serge Hoffman, je suis la plupart du temps professeur en école d’art et parfois artiste.
Ma pratique artistique est assez diverse mais quand je dois la résumer en une phrase, je dis que j’essaie de mettre le spectateur face à des dilemmes éthiques indécidables.
Si, en tant qu’artiste, je m’intéresse au fond avant de me poser la question de la forme, en tant que professeur c’est souvent le contraire. L’un des rôles que je me donne est de mettre en place des dispositifs, des boites vides qui vont pouvoir être investies avec la plus grande liberté par les étudiants. Chaque année j’essaie de trouver pour chacun de mes cours des dispositifs différents, des variations autour des dispositifs précédents.
Pour la petite histoire, je travaille à Bruxelles et à Paris. À Paris, vu l’étroitesse de l’espace dont je dispose comme atelier, un demi-mètre carré sur un bureau, il m’a fallu trouver des solutions. Donc, depuis quelques années, mon atelier, c’est le Louvre. Plus précisément : le département de Mésopotamie, salle 2, troisième banc de marbre. J’Y écris, j’Y lis, j’Y conçois mes projets, j’Y réfléchis et en début d’année scolaire j’Y imagine les dispositifs sur lesquels mes étudiants travailleront.
J’utilise aussi le Louvre comme un outil de recherche. Quand j’ai des questions je les Lui pose et souvent, Il me répond. Fin août 2013 je voulais faire travailler mes étudiants sur les dispositifs de monstration du Net Art, je me suis alors promené dans Ses couloirs infinis avec cette question en tête. Il m’a répondu avec la Vue imaginaire de la Grande Galerie du Louvre en ruines d’Hubert Robert. Dans cette célébration de la pérennité de l’art, le peintre chargé des collections du musée alors en cours d’installation, y imagine ce que la grande galerie pourra être après sa destruction. Quelques œuvres subsistent, l’Apollon du Belvédère, L’esclave mourant de Michel-Ange, un buste de Minerve. La voûte effondrée ouvre sur le ciel, sur les nuages, sur le cloud. Seul reste un artiste penché sur sa tablette imaginant les futurs possibles.
Cette vision fut le déclencheur me permettant de faire la relation avec l’exposition collective OFFLINE ART: NEW2, dont le commissariat était assuré par Aram Bartholl à XPO gallery à Paris en mars 2013. Le concept, proposé par Aram Bartholl à treize net artistes, était simple. Aux murs de la galerie étaient fixés comme des tableaux douze routeurs WIFI, douze jolies petites boites en plastique garnies d’une ou deux antennes, et qui habituellement servent de passerelle vers votre fournisseur d’accès à Internet. Cette fois ils avaient été reprogrammés, hackés, pour que chacun d’eux donne accès à un et un seul site Internet, hébergé non pas sur le disque dur d’un serveur web perdu quelque part dans le monde (online) mais directement sur une clef USB branchée au routeur (offline). On s’y connectait en choisissant sur son smartphone, sa tablette ou son ordinateur, le réseau WIFI portant le nom de l’artiste. Plutôt que de sélectionner Livebox-020C ou Bbox-OZ4312 on choisissait dans la liste des réseaux WIFI disponibles Evan Roth, JODI, Constant Dullaart, Claude Closky, Olia Lialina ou un autre des 13 artistes. Ensuite, quelle que soit l’URL tapée dans la barre d’adresse de son navigateur, nous étions automatiquement redirigés vers le site de l’artiste, hébergé sur le routeur. La plupart des œuvres étaient accessibles uniquement dans la galerie au moment de l’exposition, assumant ainsi complètement le concept proposé par Aram Bartholl d’un art Internet déconnecté du réseau.
Cette exposition tire son origine technique d’un projet de David Darts débuté en 2011 : la PirateBox. Ce dispositif électronique (routeur et clef USB) peu coûteux, très simple à mettre en place, permet de créer un réseau WIFI local non connecté à Internet. Les utilisateurs qui y sont connectés peuvent communiquer entre eux et échanger des fichiers anonymement, loin de la surveillance des autorités, loin des GAFAM et autres exploiteurs de données personnelles. Matthias Strubel en est le programmeur. À la demande de Aram Bartholl, il développa en 2013 une variante du logiciel d’origine spécialement pour l’exposition OFFLINE ART: NEW2.
Le projet PirateBox s’inscrit lui-même dans la continuité d’une réflexion plus globale autour de la réappropriation du réseau par les citoyens. L’association bruxelloise Réseau citoyen par exemple, a exploré dès le début des années 2000 les possibilités d’un réseau maillé (mesh) opposé au réseau hiérarchisé de l’Internet traditionnel, dans le but de faire communiquer les utilisateurs du réseau Internet en totale indépendance technique et logicielle ; un réseau en grande partie confisqué par les sociétés commerciales comme Facebook et autres GAFAM.
La PirateBox étant très fertile techniquement et surtout conceptuellement, elle est la source d’autres déclinaisons comme La LibraryBox, la BiblioBox, la LudoBox et autre Share box proposant chaque fois du partage de documents à visées politique, sociale, pédagogique…
Dès 2013, je me suis emparé de ce serveur web local et portail captif, installé sur un matériel de quelques dizaines d’euros, explorant avec mes étudiants du cours de Net Art les nombreuses possibilités artistiques, aussi bien du point de vue la création que de la diffusion.
Ma première proposition, la plus évidente, fut de réaliser une XpoBox, une galerie de Net Art Offline. Principe que nous continuons à utiliser régulièrement, notamment aux portes ouvertes de l’école par exemple, pour montrer et exposer les travaux des étudiants du cours de Net Art.
La deuxième proposition tournait autour du hacking d’institution. Elle est née de la rencontre inopinée de l’XpoBox et du projet Newstweek (2011) de Julian Oliver et Danja Vasiliev, qui remporta la même année le Golden Nica à Ars Electronica. Ce projet de contre-manipulation de l’opinion publique consistait à modifier le contenu d’articles de grands quotidiens en ligne en train d’être consultés par des personnes se connectant à un réseau WIFI gratuit disponible dans un lieu public. Pour cette attaque, les artistes utilisaient un dispositif électronique camouflé dans une boite branchée dans l’une des prises électriques du lieu dont ils voulaient hacker le WIFI. Là où ce hack est simple et génial, c’est que cette boite dispose elle-même d’une prise électrique et donc ne gène en rien l’utilisation habituelle de la prise du lieu hacké. On peut toujours y brancher un aspirateur. J’ai repris cette idée de camouflage en l’améliorant, y ajoutant un hack psychologique. Un simple autocollant signalant le danger de débrancher le dispositif. Le principe a très bien fonctionné puisqu’il est resté en place plusieurs mois sans être remarqué à la Collection Lambert en Avignon, au Palazzo Reale de Milan et aux Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique à Bruxelles (projet toujours en cours).
Le hack du site internet de la Collection Lambert a été effectué lors d’un workshop que j’ai proposé aux étudiants de l’École Supérieure d’Art d’Avignon en 2014 à l’invitation d’Emmanuel Guez, juste avant le déménagement forcé de l’école en banlieue afin de permettre à la Collection Lambert de récupérer le bâtiment. Ce projet n’a pas empêché le déménagement…
Le hack du site Internet de l’exposition 2050, une brève histoire de l’avenir lors de son passage au Palazzo Reale de Milan en 2016 est un projet d’un étudiant de mon cours de Net Art, Gabriel Nunige.
La proposition de cette année, faite aussi bien à mes étudiants de Bruxelles qu’aux étudiants de l’ESA d’Avignon, se nomme Zone Blanche ou Comment exposer du Net Art quand Internet n’est pas accessible ? Elle a donné lieu à deux développements très différents. Mon idée de départ était de réfléchir à ce que pourrait être du Net Art in situ proposé dans des endroits non connectés à Internet.
La proposition des étudiants de La Cambre, Xavier Duffaut, Aymeraude du Couëdic, Naomi Gilon et Mélanie Gruber, se nomme NET ART IN A TRAIN, une exposition mobile des étudiants, plus quelques invités, du cours de Net Art de l’École Nationale des Arts Visuels de La Cambre. L’exposition a eu lieu entre Bruxelles Midi et Arlon lors d’un trajet en train effectué le 11 mai 2018. Ce trajet est rythmé par treize gares et, à chaque arrivée dans une nouvelle gare le projet disponible sur le WIFI change. Treize gares, treize projets.
Pour Cerisy, le projet a été adapté. J’ai transporté le routeur WIFI continuellement avec moi. Les participants du colloque pouvaient, quand j’étais présent, se connecter à un réseau WIFI se nommant free wifi, leur faisant croire que du WIFI était disponible dans ce lieu pourtant connu pour être volontairement une zone blanche, une zone sans accès à Internet en dehors des lieux destinés à cet effet. Lorsqu’on se connectait au réseau, le visiteur était directement et aléatoirement redirigé vers l’un des treize projets. Les projets changeaient toutes les 5 minutes.
Les propositions des étudiantes d’Avignon, Jade Chastan, Chloé Foëx et Marie Molins sont réunies sous le nom de NET ART MUSEUM FOR A POSSIBLE FUTURE, une collection de Net Art enfouie dans plusieurs galeries creusées dans des grottes. À l’abri des futurs incertains. Le principe est d’abriter un patrimoine numérique et artistique, des sites web historiques du Net art, dans un lieu protégé de nos futurs menaçants. Une sorte de capsule temporelle pour les générations futures, pour autant qu’elles disposent encore de moyens pour se connecter en WIFI. Pour reprendre leurs propres mots, ce qui a intéressé les étudiantes était « la mise en abîme de la galerie dans la grotte : une galerie dans une galerie, les grottes étant connues comme les premières galeries de l’humanité, abritant l’art pariétal et rupestre. La galerie contemporaine prend ainsi lieu dans la galerie naturelle et préhistorique ».
Le projet consiste en une sélection de sites emblématiques des débuts du Net Art, comme ceux de JODI, Alexei Shulgin, Olia Lialina, présentés dans le Old Master Museum. Un deuxième département de ce musée, appelé Contemporary Museum contient des œuvres contemporaines. Le musée s’incarne dans un objet physique, un petit réceptacle destiné à être déposé dans une galerie de grottes. La question de l’alimentation électrique a été explorée et, actuellement, la solution choisie est une dynamo à manivelle afin de recharger la batterie servant à alimenter le routeur. Tel que présenté à Cerisy, ce projet est encore dans sa version alpha. Il continuera sa vie l’année prochaine avec d’autres groupes d’étudiants. Notamment un groupe d’étudiants en Design industriel qui vont imaginer la forme que pourrait prendre un tel musée et les moyens techniques adaptés aux différents scenarii d’utilisations.