La lecture à voix autre : les lectubeurs
Note des éditeurs : Communication du 25 mai 2018 à 10h30. Envoi par courriel aux éditeurs le 12 juin à 11h17.
Pour Vincent Kaufmann, les années 1960, marquées dans le champ critique par des hypothèses aussi puissantes que la mort de l’auteur ou la quête d’une textualité, auront constitué « le chant du cygne d’une culture du livre et de l’écrit sur le point de passer la main, d’être subjuguée par l’audiovisuel et aujourd’hui par le numérique » [1]. Soucieux de retracer une évolution de notre médiasphère, l’essayiste rappelle qu’à la logosphère succéda la graphosphère de l’ère Gutenberg, elle-même suivie de la vidéosphère aujourd’hui supplantée par l’hypersphère numérique [2].
Une telle présentation segmente peut-être excessivement l’activité médiatique, si l’on considère par exemple que le numérique s’est affirmé d’abord en remédiatisant des pratiques antérieures. Au lieu commun d’une culture de l’image envahissante qui phagocyterait entièrement la culture de l’écrit, il convient peut-être d’opposer ne serait-ce que les résultats d’une rapide flânerie sur YouTube, pour constater combien le livre et la lecture y occupent une place non négligeable et sont sources de discours multiples à la gloire de la fréquentation de la littérature.
Une telle présence du texte au royaume de l’image apparaît paradoxale, tant que l’on n’introduit pas, dans ce rapport de forces, un troisième terme qui semble bien jouer le rôle crucial de passerelle entre les deux régimes sémiotiques antagonistes. C’est à la voix qu’il revient, en cette fin des années 2010, d’attribuer cette vertu conciliatrice. Alors même que l’iconique devait tuer le textuel, les usages, notamment mobiles, du Web, si massivement répandus, ont rapidement reconfiguré le champ de bataille, pour accorder au son une place de choix : observations auxquelless les industriels des médias nord-américains ont été sensibles depuis quelques mois, et dont les échos commencent à se faire entendre en France, avec le développement, par exemple, des podcasts natifs.
LittéraTube
Un corpus apparaît alors, de capsules vidéo, qui entrecroisent divers systèmes sémiotiques et médiatiques, pour donner naissance à de nouvelles formes d’expression littéraire. La page Facebook du groupe « Vidéo-écriture » le revendique avec fermeté : « La littérature s’écrit aussi en vidéo sur des chaînes YouTube » [3]. Appelons LittéraTube, si vous en êtes d’accord, – le mot-valise rappelant l’hybridité définitoire de ces pratiques – un tel corpus qui constitue un écosystème littéraire évolutif et inédit. Y figurent des contenus nativement numériques et « YouTubéens », c’est-à-dire pensés et créés pour être mis à disposition d’un public d’internautes usagers du site, ou des contenus provenant d’autres médias (TV, radio, captations) et remédiatisés sur cette plateforme hégémonique. La LittéraTube revendique une littérarité non logocentrée, qui la place au cœur des enjeux contemporains de redéfinition en acte du littéraire par la littérature numérique et l’inscrit dans le mouvement d’une littérature contextuelle ou exposée, qui « débord[e] le cadre du livre et le geste d’écriture » [4].
Je m’intéresse ici à un pan de cette LittéraTube, que constituent les vidéos en ligne de lectures d’œuvres littéraires et qui font de YouTube un réseau sociolittéraire. Fréquemment présentées comme un prolongement des billets jusque-là déposés sur des blogs, ce canal historique de la critique littéraire en ligne, ces capsules, adoptent/adaptent au littéraire et au geste de lecture en particulier la « participatory culture » typique de YouTube [5]. La LittéraTube ne se réduit pas à un corpus figé et surtout, aisément segmentable : elle se reconfigure sans cesse, puisqu’elle agit comme un organisme vivant, en interaction avec tous les autres acteurs du milieu. C’est bien sûr dans une relation avec deux acteurs principaux de la médiatisation de la littérature que les Gwen Denieul, Guillaume Cingal, François Bon, Claude Enuset, Christophe Sanchez, notamment, informent leur pratique de lecture : la communauté des nouveaux influenceurs que sont les Booktubeurs d’une part, les acteurs plus traditionnels de l’édition papier d’autre part.
Troller YouTube consistera à s’imposer au sein de la plateforme qui accueille tant de booktubeurs et de booktubeuses assez souvent adeptes de fantasy et de littérature Young Adult, à proposer des classiques de la littérature française ou mondiale, ou encore les derniers-nés de tout petits éditeurs qui feraient ainsi la nique, dans la maison même des GAFAM, aux Galligrasseuil… François Bon intitula ainsi en septembre 2017 une série de vidéos, « anti-rentrée littéraire », qui lui permit de tenter de contrer la machine médiatique, qui, via la presse papier, mais également la télévision ou la radio, et maintenant le Web des booktubeurs dévolu majoritairement à l’« apologie du consensus » [6], tente d’imposer, et de vendre, quelques titres distingués comme de potentiels best-sellers.
Christophe Sanchez quant à lui, met à l’honneur de modestes éditeurs de poésie, qui n’ont jamais accès aux médias majeurs : Isolato, L’Atelier contemporain, Le Temps des Cerises, Tarabuste… Guillaume Cingal se plaît à signaler l’œuvre de Victor Kathémo, « vraiment un écrivain africain qui est passé, qui passe complètement à côté des radars », d’ailleurs publié chez « un éditeur que je ne connais pas » [7].
Lutter de la sorte contre la focalisation excessive des maisons d’édition les plus visibles sur certains titres en tête de gondole revient à revendiquer, dans une économie de l’attention, une participation libre des internautes au marché de la littérature, et à contrer, même modestement, sur leur terrain même, les suggestions d’achats d’ouvrages concoctés par des algorithmes champions de l’itération, et non de la singularité. C’est aussi ne pas céder aux sirènes Youtubéennes de la vitesse, ou plus précisément, de son « esthétique de la frénésie » : contre ce « nouveau régime épileptique [8] » qui entraîne l’internaute aux yeux rougis de clip en clip, de Vine en Vine – clip de six secondes –, Christophe Sanchez propose une chaîne dévolue au « Slow Reading » [9], où la lecture prend le temps d’instaurer un régime de lenteur propice à la transmission d’un texte littéraire. Le lecteur détache ostensiblement chaque mot, voire chaque syllabe, pratiquant une grammatisation du texte par l’oralisation qui inverse le sens commun, celui qui reconnaît que l’écriture avait converti le flux de la parole en unités discrètes : la lecture à voix haute vient redécouper à même le flux, mais du Web, cette fois, l’écrit.
Visages
YouTube s’inscrit dans la généalogie des monologues : les Cyprien et consorts, qui pratiquent le genre du divertissement, revendiquent à l’envi l’héritage du stand-up américain, mais prolongent également l’agitation volontiers potache du Chat noir et des cabarets de Montmartre à la fin du dix-neuvième siècle. La scénographie YouTube est minimale, issue de la culture DIY et de l’usage, à l’origine, d’une simple webcam. Face caméra, des talking heads prennent la parole, enregistrent leurs dires et les postent sur le Web. C’est bien un tel dispositif que reprennent les lecteurs, dont le visage s’impose au centre de l’écran, comme le souligne parfois un léger effet de vignettage [10] :
Le gros plan offre au visage le centre de l’écran, et le statut recteur afférent :
L’insert vient même parfois détacher la bouche, comme endroit de la lecture [11] :
Insert et gros plan, à proprement parler, font écran : ils bloquent dès le début de la lecture le regard de l’internaute, lui imposant, dans la durée du plan-séquence, un rapport direct qui sans se vouloir méduséen, congédie tout divertissement afin de proposer une expérience de recentrement. Véritable stylème de la lecture sur YouTube, la reading head s’impose comme l’avatar de ces talking heads qui peuplent historiquement la plateforme, mais selon une poétique centripète et anti-digressive, opposée aux pratiques les plus courantes du clip YouTube.
Autre différence, et primordiale : si Christophe Sanchez ou Claude Enuset proposent bien un face-à-face à l’internaute, au début de leurs vidéos, au moment précis où débute la lecture, c’est un regard détourné qui troue l’image d’un point de fuite le plus souvent hors champ : le livre.
Inscrit dès lors dans une construction perspectiviste, le texte littéraire, point de fuite des regards du lecteur comme du spectateur, accède à une intensité de présence paradoxale, puisque fondée sur son invisibilité à l’écran [12].
Le visage prolifère même, parfois, dans l’obliquité de l’adresse, comme dans cette récente vidéo d’« Un grain de lettres », aka Azélie Fayolle [13] :
C’est bien le livre, champ ou hors-champ, qui seul se situe au centre de cette toile optique, à l’intersection des regards démultipliés, celui de la lectrice croisant ceux, fictifs, des figures sculptées comme celui, virtuel, du spectateur. La position du visage, de trois quarts, et non plus de face comme à l’accoutumée sur YouTube, introduit un biais essentiel dans la relation intersubjective, en suscitant ce tiers-lieu du livre apte à desserrer l’étau de la relation binaire Youtubeur-internaute. Au modèle abrupt de la relation frontale, la plus propice au partage des affects, du rire aux larmes, en passant par tous les degrés d’enthousiasme qui servent, souvent, de critères d’évaluation à la communauté des booktubeurs, se substitue ici une relation oblique et indirecte. Introduire le tiers du texte littéraire, c’est par la lecture bâtir une relation triangulaire, c’est-à-dire permettre la construction d’un sens par le détour du texte, lu, d’un sens qui ne se construit que dans cette indirection, indirection qui à son tour reproduit celle de la langue dans son rapport au monde : c’est donc in fine imposer le symbolique, et l’imposer comme déport indispensable.
Voix autres
Autant que de l’affirmation identitaire et communautaire, YouTube est l’espace Web de l’altérité démultipliée, voire d’une forme de cosmopolitisme, « a space where individuals can represent their identities and perspectives, engage with the self-representation of others, and encounter cultural difference » [14]. C’est très précisément ce à quoi tendent les lectures qui donnent à entendre volontiers une littérature babélienne, à l’image de Cingal, qui dans une même vidéo, va par exemple solliciter un poète hongrois, une écrivaine somalienne, un américain, un livre sur Madagascar, pour finir, comme par hasard, par Vladislav Otrochenko, auteur de… Détours de Babel [15]. La chronique littéraire, ponctuée de lectures, se déploie telle une navigation Web, zappant d’une langue à l’autre, offrant un pendant à la globalisation dont YouTube constitue et le symptôme et l’instrument.
Claude Enuset propose une rubrique « Bibliothèques » [16], conforme aux usages du « bookshelf tour » typique de YouTube : l’occasion, pour lui, d’une autobiographie par les lectures, qui vient ériger la polyphonie en régime fondateur de toute mise en voix du texte littéraire dans ces capsules vidéo. Le « Service de presse » de François Bon, série riche à ce jour d’une cinquantaine de vidéos, feint de ne se consacrer qu’aux livres présents dans l’actualité éditoriale, reçus par courrier. En réalité, chaque découverte et chaque lecture singulière s’adossent à l’immense généalogie qu’est la littérature. C’est très fréquemment que Bon interrompt la présentation d’un nouvel ouvrage, fraîchement publié, pour aller puiser dans les rayonnages de sa bibliothèque, qui servent logiquement de décor immuable à ses vidéos, tel ouvrage antérieur, avec lequel dialogue le nouveau-venu. La lecture joue là un rôle central, elle qui déplie toute une polyphonie stratifiée : la voix du lecteur évoque, sans la controuver, la voix de l’auteur, et con-voque la totalité de la bibliothèque. Lire sera « convoquer les morts » [17], y compris dans ces capsules vidéo postées sur YouTube qui perpétuent le geste littéraire comme dialogue avec les morts.
La bascule s’y fait d’ailleurs sensible [18], tant la tessiture même de la voix se modifie, quand le Youtubeur passe de la présentation de l’ouvrage à sa lecture, rejoignant ainsi toute lecture comme « émigration », « expatriation », selon les termes de Pascal Quignard [19]. Qu’elle soit altérée techniquement, ou comme blanchie, monocorde conformément à la tradition de lecture inexpressive du texte poétique [20], démultipliée par un canon savamment orchestré [21], la voix du lecteur accueille en elle une altérité, s’élève à une étrangeté voire à une monstruosité qui lui permet de renouer avec celle initiale, du geste créateur :
« Ce dont je fais l’expérience en lisant », écrit Christian Prigent, « c’est de la pression d’une voix étrangère à celle de l’individu que je suis. La voix est une sorte de label d’identité (on dit : « je l’ai reconnu à sa voix »). Cette voix correspond à l’usage linguistique quotidien. Au regard de cette norme, une « écriture » produit un « monstre » : une force que la langue recèle et dont un certain travail dit « littéraire » fait surgir l’inhumanité. Il y a bien ainsi, face à la langue des hommes assemblés en société, une monstruosité propre à Rabelais, à Artaud, à Céline. J’attends de la performance vocale qu’elle incarne cette monstruosité stylistique : qu’elle produise une élocution capable de jouer, par rapport à la voix « naturelle », le rôle d’écart monstrueux que le geste d’écriture joue par rapport à l’usage discursif (social). Cette voix est et n’est pas la voix du sujet qui en est le support » [22].
La lecture à voix haute est bien lecture à voix autre, qui met au jour une pluralité énonciative stigmate d’une parcellarisation du sujet, dont YouTube, particulièrement dévolu, selon Michael Strangelove, à l’expression du « plural character of the self », pouvait être le creuset :
« video helps us to represent subjectivity as plural, intertextual and interrelational » [23].
La vidéo-lecture révèle la disparate du sujet-voix comme celle du geste-écriture.
Ouverture
Cosa mentale, la lecture, même oralisée, invite à l’immersion dans une réalité intime, mais en partage. Cette immersion n’est accessible que par la bascule à la voix autre, qui signale l’entrée en fiction ; dans une fiction à laquelle on fait crédit d’une véritable puissance heuristique, capable de mettre au jour ce socle commun. Or, ce que performent ces lectures ressortit à une ouverture, à la percée d’une brèche dans le sujet lisant, que la nuit favorise, et que le genre du vlog cultive : « Ouvrir soi-même, on prendrait une lame, on couperait le visage en deux, ici », commente François Bon [24]. « Lecteur, il s’ouvre, il est ouvert, l’ouvert, comme son livre est ouvert » [25] : c’est bien l’acte de lecture qui ouvre. Est-ce coïncidence si toute la série de « Service[s] de presse » actualise, à sa façon, le rituel YouTube du unboxing ? Pas de crème démaquillante ni de sticks paillettes, ici, comme dans une routine beauté, mais des livres, et leur lot d’emballages cartonnés, que le destinataire déchire avec une insistance significative. Le burlesque n’est jamais loin, quand ainsi le papier bulle devient boa de circonstance [26], ou que le sweat-shirt – qui deviendra l’emblème de cette série – est prétexte à déguisement [27] :
Mais de telles respirations ne démentent pas la violence incongrue dont témoignent ces séances d’unboxing, qui voient Bon déchirer, en pestant le plus souvent, emballages et enveloppes. L’anecdotique circonstanciel s’efface en réalité ici devant une violence autre, celle qui nourrit en énergie celui qui découvre les livres et qui va les lire en public sur sa chaîne YouTube : comme si ce rituel permettait à Bon de se recharger, d’assimiler une partie de l’énergie dont ces textes sont issus, pour se hisser à son tour à un degré d’intensité suffisant pour que le contact avec eux puisse s’établir. Quand les booktubeurs témoignent, en ouvrant eux aussi les paquets reçus, d’une légitime curiosité et d’une excitation qui contribuent à établir cette complicité émotionnelle avec leurs spectateurs, nos lecteurs semblent avoir accès à la violence qu’est écrire, même. Si la littérature est effraction et assaut de la frontière, alors à son contact quelque chose de cette violence initiale et fondatrice doit se faire jour, tout particulièrement au moment de la lecture.
YouTube, réseau sociolittéraire
Ouvrir le livre, ouvrir l’enveloppe qui le celait, revient à mettre en circulation une partie de cette énergie première. D’où le recours au Web, comme espace ouvert par excellence, permettant la circulation-contamination. Les entrées et sorties de livres, comme en un binaire input/output, doivent dès lors être scénographiées et ritualisées, pour souligner combien YouTube, au-delà des topoï – appels à abonnements, liens à d’autres chaînes amies, fréquents sinon systématiques requests for comments – est bien un réseau social, et socio-littéraire. François Bon reçoit des livres, et en renvoie, pratiquant un avatar du fameux book crossing [28], en faisant gagner en général deux ouvrages qu’il a reçus, par un tirage au sort récompensant les auteurs de commentaires au bas de ses vidéos du « Service de Presse ». Guillaume Cingal, quant à lui, pratique le Public Library Haul, qui consiste à déballer devant les spectateurs la Pile À Lire d’ouvrages empruntés à la bibliothèque, qu’il faudra bientôt rendre. Significativement, à la série en anglais d’emprunt de livres, « Books|Borrow » répond, en français, la série consacrée aux retours d’ouvrages : « Je rends des livres ». La vidéo donne espace et voix à un seuil, entre l’intérieur et l’extérieur, l’entrée et la sortie des livres, qu’anime donc un flux, proprement sociolittéraire.
De ce flux naît un nouvel objet, que l’on nommera le livre conversationnel. De même que la photographie, désormais numérique, est vouée au partage, sur Instagram, Flickr ou autres, et devient « image conversationnelle », selon la formule d’André Gunthert [29], le livre, lu sur YouTube, participe d’une économie de l’attention, et par conséquent de la prescription, qui l’insère dans un réseau de discours. Lire un extrait sur YouTube est un geste préhensif comparable au partage d’un cliché : c’est même là que se rencontrent la vieille fonction de prescription, traditionnellement assumée par la presse, et la culture numérique du share, au cœur des réseaux sociaux. La LittéraTube y ajoute une réflexivité propre : le lecteur apparaît en effet, lisant, à l’écran, comme si le photographe était saisi en train de prendre son cliché. Par-là, se trouve incarnée, en une seule figure métonymique, toute une communauté de futurs lecteurs potentiels, spectateurs séduits par le texte lu.
Ces multiples reflets dessinent une dynamique sociolittéraire dont l’objectif s’affirme double. YouTube permet ainsi dans un premier temps, de cimenter une communauté d’écrivains et de lecteurs, appelée à se « serrer les coudes » [30] pour faire front aux attaques dont la littérature ne manque pas d’être la cible et « affronter le présent » [31]. Mais lire l’autre, pour celui qui par ailleurs écrit, c’est aussi accéder à cet « écrire par les autres » [32] qui semble conjoindre la logique interactive du Web 2.0, dans sa manifestation la plus marquante, les réseaux sociaux, et la nature profonde, intersubjective, du geste littéraire.
Les Lectubeurs
À la suite immédiate du passage précité, Christian Prigent concluait en effet son propos de la sorte : « C’est plutôt la « voix-de-l’écrit », la trace sonore et rythmique du geste appelé écriture » qui se fait entendre dans la lecture à voix haute/autre [33]. Parce que lire le texte d’autrui, comme se le proposent tous ces liseurs sur YouTube, c’est repasser par l’origine, irreprésentable, celle du geste de la création. Lire, c’est repasser par la nuit première, cette nuit où est né le texte, ou naît tout texte, d’entre les livres et les mo(r)ts. La parole y est le vecteur privilégié, qui par la voix, autorise une telle régression vers « le lieu où sourd le langage » [34]. C’est proprement ce retour amont qui donne sa complexité spécifique à ces capsules vidéo, qui ne se contentent pas de diffuser ou de prescrire – booktubers – ni d’échanger des ouvrages – bookcrossers – mais bien de repasser par là où écrire devient possible. « Lire, c’est mimer l’écriture en train de se produire » [35] : le rythme de la lecture, tout particulièrement, comme face sensible du geste offerte en partage aux internautes, rejoint ainsi un faire originel, lui-même rythme.
« S’enraciner plus en arrière de soi, à l’endroit même où on en appelle à la parole, à l’endroit même où on organise cette poussée de mots qui va s’appeler phrase […] la vidéo c’est simplement qu’on rapporte, qu’on tire vers nous, en arrière, l’idée même de la publication plus près de l’endroit de cette naissance ». [36]
Projeter les mots des autres, c’est aussi les introjeter, tout en échappant à la stupeur et au mutisme que peut provoquer la découverte d’un texte ; c’est s’y reconnaître, tout en se ménageant comme une servitude, s’ouvrir une voie pour désadhérer, et que dans cet écart l’œuvre personnelle, par la suite, puisse advenir. Lire à voix autre sur YouTube, pour célébrer et brûler en même temps, donc : François Bon jette à terre, violemment, les livres reçus pour son « Service de presse », que pourtant il dit chérir particulièrement. C’est qu’il y faut ce « feu bouté aux livres qui fondent [la parole] », comme l’écrit Quignard [37], pris au mot par Bon tentant, en un geste post-gainsbourgien, de brûler le dernier roman d’Arno Bertina [38]… La bibliothèque comme thésaurus, ne vit que par cette pratique symétrique de la dépense, au sens où l’entendait Bataille : input/output, encore. Dès lors, la capsule vidéo sur YouTube prend semble-t-il le relais du blog des années 2005-2015, où se donnait à voir volontiers le laboratoire de l’écrivain, son atelier ouvert aux quatre vents : c’est bien d’un processus de création in progress que participent ces lectures en ligne.
Si la lecture participe de la création, c’est aussi en tant que telle, en tant qu’incarnation du texte, fût-il allographe, dans un écosystème littéraire en pleine mutation. Puisqu’un même texte peut, voire doit, exister sous diverses formes – performances, conférences, rencontres… – la voix du lecteur sur YouTube vient contribuer au vaste mouvement de « différenciation » qu’après Marjorie Perloff, Jan Baetens résume ainsi : « le texte s’inscrit maintenant dans une logique du texte pluriel ou « différentiel », c’est-à-dire d’une œuvre partagée entre plusieurs formes et versions équivalentes, radicalement ouvertes, toujours susceptibles de changements » [39]. Littérature hors du livre, le Web et la lecture publique se sont donc rencontrées, au sein de cet écosystème aux frontières mobiles, autour, plus précisément, de l’acte de publication : « dans le contexte de désaffection culturelle, plus jamais invité dans bibliothèques, théâtres ou autres, si on veut que la littérature vive, c’est à nous de la prendre en charge. Lire en public, même sans public, et balancer sur YouTube pour retrouver l’instance décisive qu’est étymologiquement, la publication », se propose ainsi Bon [40].
Par « lectubeurs », je souhaiterais désormais désigner cette communauté de lecteurs, auteurs de capsules vidéo sur YouTube, qui empruntent certains stylèmes à la troupe, en extension constante, des booktubeurs, tout en s’en démarquant par une pratique de la lecture en direct, et en lien avec la création littéraire comme horizon. Les lectubeurs croisent, de façon remarquable, les enjeux les plus vifs qui aiguillonnent la littérature contemporaine – dans ses circuits de diffusion et de publication plus sinueux et pluriels qu’auparavant – et les fondements mêmes des cultures numériques. Trois terrains d’entente en témoignent explicitement : l’improvisation, la fragmentation et l’appropriation.
L’improvisation confine au dénuement, elle qui soustrait autant que possible de la lecture les préconstruits et attendus pour se confronter à la matière brute d’un texte inconnu encore quelques instants plus tôt. Au sein d’une même vidéo, Guillaume Cingal multiplie ainsi les marques métadiscursives : « tout cela est totalement improvisé » ; « c’est de l’improvisation » ; « improvisation complète, et on y va » [41]. L’internaute, familier d’une culture YouTube fondée sur la valorisation de l’authenticité et de la spontanéité, deux valeurs cardinales de la plateforme, retrouve dans cette mise en scène « sans filet », à l’image des lectures-traductions de Guillaume Cingal [42], une imprévisibilité matinée de ludicité. L’accidentel (les innombrables chutes qui peuplent YouTube l’attestent) réjouit l’internaute spectateur : à leur échelle, les hésitations linguistiques de Cingal, les repentirs de Bon, participent de ce même imprévisible [43].
Paul Zumthor avait mis en relief le lien entre l’oral et le flux : tous deux en effet donnent le texte au fur et à mesure de son déroulement, contrairement au texte clos et se donnant pour un tout. Le livre, affirme-t-on communément, appartient aux biens d’expérience, qui ne pourra être évalué qu’à travers l’expérience que constituera la lecture. La lecture filmée et diffusée donne à voir cette expérience, dans la captation directe, éventuellement accidentée, qui par là se différencie d’une approche externe et critique qui se contenterait de résumer l’argument de l’ouvrage ou de lire ses abords paratextuels. De là sans doute l’omniprésence des vidéos de lectubeurs nourries d’images mobiles, filmées lors d’une marche ou d’un périple à vélo. Les dérives de Gwen Denieul dans la ville de Bordeaux, la nuit, viennent ainsi confirmer que déambuler et lire constituent un seul et même mouvement. La lectube n’est rien d’autre qu’une dérive, d’inspiration situationniste si l’on veut, dans le cœur d’un texte, à découvrir ruelle après ruelle, paragraphe après paragraphe.
Les lectubeurs adaptent ainsi le mode de lecture du document sur Internet à leur appréhension du livre : la sérendipité prévaut, puisque la plupart aiment à souligner qu’ils ouvrent le texte au hasard. Par cette lecture préhensive et aléatoire, ils le fragmentent, ne proposant qu’un extrait à l’internaute, confronté au gré de sa navigation à de multiples formes brèves et fragmentaires. Sa lecture hypothétique, c’est-à-dire, celle qu’il s’imagine faire ultérieurement, mettant ses pas dans ceux du lectubeur, se construit alors de façon fractale : à partir de cet extrait, comme ailleurs sur le Web, il en vient à imaginer le reste de l’œuvre. C’est bien à un braconnage au sens que Michel de Certeau confère à la notion, que collaborent lectubeurs et internautes : tous construisent leur propre parcours dans la masse de livres que génèrent les rentrées littéraires et dans la bibliothèque, plus généralement. YouTube fonctionne ici comme un réseau social où l’on braconne, contre algorithmes de recommandation et affordances, propriétés des puissants du numérique. Un tel braconnage est rendu possible par la décontextualisation que propose la lecture d’un fragment choisi au hasard. Là encore, le lectubeur adopte, et adapte, une des formes-sens majeures d’Internet et de la culture numérique. Jusqu’à la pratique d’un incongru, à proprement parler, comme en témoignent les titres de vidéos-lectures de Cingal : « traduire un chapitre de H. G. Wells avec œuf à la coque et couteau Bowie » [44], « une des fictions du corps de François Bon dans l’escalier du sous-sol » [45], « quatre strophes de Jean Luc Wauthier devant une porte de garage » [46].
Par le lectubing, la littérature s’offre en effet à la culture Web de l’appropriation. Lire l’autre ne saurait se ramener à la simple citation, mais ressortit bien davantage à une démarche créatrice inspirée de la variation et du remix, clefs de voûte de la création en régime numérique. Les lectubeurs inscrivent d’ailleurs leur pratique dans la sérialité anthologique définitoire du Web, au sein de rubriques nettement identifiées, réparties dans une chaîne YouTube. Près de cinquante numéros du « service de presse » de François Bon achèvent par exemple d’ériger la variation en valeur centrale de ces pratiques. Qu’il s’agisse du « Défi 30 jours 30 livres », à l’origine du passage de la publication vidéo au rythme quotidien chez Bon ou d’autres séries achevées ou en cours, ç’aura été le risque de l’éphémère, fouaillé par la contrainte, qu’auront voulu faire résonner ces capsules vidéo dans l’archive foutraque qu’est YouTube, et conserver l’élan natif de la lecture, de la lecture qui essaie, creuse, de la lecture comme pratique DIY de la littérature. « On va risquer ça », propose Guillaume Cingal [47] : ça, la traduction comme variation, ça, la lectube comme appropriation, ça, la littérature sur YouTube.
Notes
[1] Vincent Kaufmann, Dernières nouvelles du spectacle (Ce que les médias font à la littérature), Paris, Seuil, 2017, p. 12.
[2] Ibid., p. 38-40.
[3] https://www.facebook.com/Vid%C3%A9o-%C3%89criture-497590833965794/
[4] David Ruffel, « Une littérature contextuelle », dans Littérature, n° 160, 2010,
« La littérature exposée. Les écritures contemporaines hors du livre », p. 62. Pour une approche plus développée de cette LittéraTube, je me permets de renvoyer à la notice publiée sur le site de Fabula : http://www.fabula.org/atelier.php?LitteraTube
[5] Voir Jean Burgess, Joshua Green, YouTube. Online Video and Participatory Culture, Cambridge, Polity Press, 2009, p. 6 et 13 notamment.
[6] Marine Siguier, « Littérature populaire et sociabilités numériques : le best-seller sur YouTube », FiXXIon, n° 15, 2017, « Le best-seller » : http://www.revue-critique-de-fixxion-francaise-contemporaine.org/rcffc/article/view/fx15.11
[7] Tanneurs 45, « Je range mon bureau #1 » : https://www.youtube.com/watch?v=i9lAIiQVwac
[8] Antonio Dominguez Leiva, YouTube Théorie, Montréal, Les éditions de ta mère, 2014, p. 39 et 37.
[9] Par exemple : https://www.youtube.com/watch?v=RwtWx3pNXI8&t=83s
[10] https://www.youtube.com/watch?v=wwC2QcJyzbk&list=PL35C2A138F3D89442&t=0s&index=15
[11] https://www.youtube.com/watch?v=2NfzovfmRcQ
[12] « Lectures sur l’oreiller » : https://www.youtube.com/user/claudeenuset.
[13] https://www.youtube.com/watch?v=WE4NMXQOjcI
[14] Jean Burgess, Joshua Green, YouTube. Online Video and Participatory Culture, Cambridge, Polity Press, 2009, p. 81.
[15] https://www.youtube.com/watch?v=atAc0i1k15A
[16] https://www.youtube.com/watch?v=hTTW5CtVzH0&list=PLioM3RBE6PFe5qpFzK9SRlQR3Xbxy8Kw1
[17] Ibid.
[18] Voir https://www.youtube.com/watch?v=O_TYmpOEfzA.
[19] Dans Le Lecteur, Paris, Gallimard, 1976, p. 107.
[20] C’est le choix récurrent de Gwen Denieul. Voir à ce sujet, l’introduction de Dire la poésie, Jean-François Puff (éd.), Nantes, Cécile Defaut, 2015.
[21] Comme dans cette lecture de Luc Lang par Bon : https://www.youtube.com/watch?v=9BE8nfnS070&list=PL0b9F8mHoFK52HzZ2IO5cRLtkuRyRsRC-&index=85
[22] Christian Prigent, « La voix-de-l’écrit (notes sur la lecture publique et la “performance vocale”) » : http://www.le-terrier.net/txt/txt/article79.html
[23] Michael Strangelove, Watching YouTube. Extraordinary Videos by Ordinary People, Toronto, University of Toronto Press, 2010, p. 76.
[24] https://www.youtube.com/watch?v=bl9hqAhR1uo
[25] Pascal Quignard, Le Lecteur, Paris, Gallimard, 2014, p. 61.
[26] https://www.youtube.com/watch?v=lW4NZt8zXd8
[27] https://www.youtube.com/watch?v=O_TYmpOEfzA
[28] Se reporter à Mariannig Le Béchec, Dominique Boullier, Maxime Crépel, Le Livre-échange. Vies du livre & pratiques des lecteurs, Caen, C&F éditions, 2018, p. 29-49 : « Lire, c’est donner à lire, de mains en mains, pour les proches ».
[29] André Gunthert, L’Image partagée. La photographie numérique, Paris, Textuel, 2015 ; chapitre 11 : « L’image conversationnelle. Les nouveaux usages de la photographie numérique »
[30] Par exemple : https://www.youtube.com/watch?v=mZjklLr9Pww
[31] https://www.youtube.com/watch?v=mZjklLr9Pww
[32] « Ce qu’on écrit soi, c’est écrire par tous les autres, ce grand collectif qu’on pousse ensemble » (François Bon : https://www.youtube.com/watch?v=DEtAYFWz9Sw)
[33] Christian Prigent, « La voix-de-l’écrit (notes sur la lecture publique et la “performance vocale”) » : http://www.le-terrier.net/txt/txt/article79.html
[34] François Bon : https://www.youtube.com/watch?v=mZjklLr9Pww
[35] Ludovic Janvier, « Le spectacle de la littérature », Littérature, n° 138, 2008, p. 59.
[36] François Bon, « Service de presse » : https://www.youtube.com/watch?v=E2zV1LZOs7o
[37] P. Quignard, Le Lecteur, op. cit., p. 47.
[38] https://www.youtube.com/watch?v=0YI2Vt9lQts&t=45s
[39] Jan Baetens, À voix haute. Poésie et lecture publique, Bruxelles, Les Impressions Nouvelles, 2016, p. 95.
[40] « Histoire générale de la vidéo en 25 exemples choisis » : http://www.tierslivre.net/spip/spip.php?article4296
[41] https://www.youtube.com/watch?v=i9lAIiQVwac
[42] https://www.youtube.com/watch?v=yLD6YE07AP4, par exemple (rubrique « TSF » : « Traductions sans filet »).
[43] https://www.youtube.com/watch?v=CnPswVbydpQ&index=91&list=PL35C2A138F3D89442
[44] https://www.youtube.com/watch?v=sHw3qjZfH3o&index=129&list=PLVuX2DIqVKC8nSJS67ZmwrBWhPa5ykR9E
[45] https://www.youtube.com/watch?v=1dNQPdtHySU&index=119&list=PLVuX2DIqVKC8nSJS67ZmwrBWhPa5ykR9E
[46] https://www.youtube.com/watch?v=FTdC7h2JLR0&list=PLVuX2DIqVKC8nSJS67ZmwrBWhPa5ykR9E&index=113
[47] https://www.youtube.com/watch?v=rgBLuMubMM0 (2’35’’)