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Actes du Colloque "Art, littérature et réseaux sociaux" 22 > 27 mai 2018 CCI Cerisy-la-Salle

La bénédiction du piège sucré

Le 12/06/2018 à 02:09 par Erika Fülop @erika-fulop

Note des éditeurs : Communication du 25 mai 2018 à 15h00. Envoi par courriel aux éditeurs le 12 juin à 2h09.


« « Je quitte Facebook (et c’est sans regret) » – Voilà le dernier article que je publierai sur Facebook. Ce soir, ce compte n’existera plus. » [1] – c’est ainsi que Neil Jomunsi, alias Julien Simon, bloggeur et auteur de SF et de fantasy publié en livre numérique et en impression à la demande, présent sur Facebook depuis juillet 2007, annonçait son départ des réseaux le 14 décembre 2016 dans un billet de blog reposté sur Facebook. Le statut a généré quatorze réactions « j’aime », « j’adore » et « triste » et sept commentaires plutôt compréhensifs et encourageants. Julien Simon réapparait un mois et demi plus tard, le 2 février 2017 avec le statut : « Bon, de toute façon, personne n’y a jamais vraiment cru. 😅 (je suis faible) » [2]. Ce statut reçoit cinquante-trois réactions et vingt commentaires. La plupart des réponses exprime la déception – souvent ironique – et/ou le soulagement. Une amie qui se dit déçue puisqu’elle avait essayé de suivre la démarche, salue même le revenant comme un fils prodigue : «  oh noooooon!!!! tu étais un vrai modèle, grâce toi j’avais désinstallé facebook de mon iphone!! (…) culpabilise pas trop, je suis sûre « que tu peux t’arrêter quand tu veux »! …. et bienvenue à la maison! 😉 » (nous soulignons).

On pourrait mener ici toute une réflexion en s’appuyant sur Heidegger et Derrida sur ce que « maison » et « habiter » veut dire, mais je vais vous épargne cette ligne de pensée pour me concentrer sur les aspects plus pratiques et politiques de ce départ et retour. L’algorithme de Facebook booste visiblement cette publication pour récompenser le revenant : le nombre de réactions et de commentaires suggère que ce post a été montré à davantage de personnes que le précédent annonçant le départ, et un ami confirme cette impression : « Le pire c’est que Facebook m’a prévenu tout de suite que tu avais publié quelque chose….. ».

Depuis, Jomunsi continue à faire un usage similaire mais moins intense de Facebook. Cette communication présente l’histoire de sa relation tendue avec le réseau social tout en s’intéressant à la nature du dispositif, l’usage et les analyses qu’en fait l’auteur, les questions qu’il se pose et les (ré)actions qui constituent sa réponse.

I. Quelques notions de base

1. Qu’est-ce que Facebook ?

Selon le discours official de l’entreprise,

« Founded in 2004, Facebook’s mission is to give people the power to share and make the world more open and connected. People use Facebook to stay connected with friends and family, to discover what’s going on in the world, and to share and express what matters to them ». [3]

Un échange sur commentcamarche.net datant de 2009 résume la perspective des usagers. Un certain Alex pose la question : « Bonjour,  j’aurais voulu connaitre le fonctionnement de facebook et savoir si l’on pouvait y discuter en direct avec nos amis comme msn ou par simple mails ? et également qui peux nous envoyer des messages ou voir notre profil? peut on les refuser? » [4] . Et un nommé grandbrinus de répondre : « Oui tu peux faire tout ca (sic), la seule chose que tu peux pas faire c’est te désinscrire. » (« Qu’est ce que Facebook »).

Un article plus récent du New York Times le confirme, après le fameux scandale de Cambridge Analytica : 

« How else do you keep in touch with friends and family? How do you create and discover events? How do you market and manage customer service for your small business? How do you spark and build grass-roots movements?

Facebook is the one-stop shop to accomplish all those tasks. But if you have the patience, you can juggle multiple apps to cobble together the same experience. » [5]

Facebook est une plateforme numérique à laquelle les usagers accèdent en se créant un profil, et qui leur permet de se connecter avec des « amis », connus et inconnus, de « publier » des « contenus » de toutes sortes (textes, photos, GIFs, vidéos) sur leur « mur » et qui apparaîtra dans le « fil d’actualité » d’un nombre de ses amis, choisis par un algorithme dont Facebook ne révèle pas la nature exacte. Le site facilite la communication avec ces « amis » à travers les statuts, les commentaires, et la messagerie instantanée intégrée dans la plateforme. C’est un outil de sociabilité, et un espace social donc où il est facile d’entrer mais dont il est très difficile de sortir. Un piège sucré. Parce que pour le moment, c’est le réseau le plus populaire et englobant qui existe, ce qui lui donne le poids d’un trou noir social qui a désormais dépassé toute mesure humaine – tout en reproduisant et amplifiant les faiblesses les plus humains (avidité, vanité, désir d’attention et de communauté, voyeurisme, etc.). Et comme l’article de Chen [6] précise aussi, les petites entreprises et les initiatives grassroots en ont le plus besoin.

L’auteur numérique est une petite entreprise qui cherche à trouver son audience selon la logique des grassroots, en partant de la communauté qui l’entoure. Les critiques, quant à eux, trouvent l’essence of Facebook ailleurs. Comme Olivier Ertzscheid écrit :

« Quelle est l’affordance première de Facebook ? La surveillance. Celle de l’architecture de panoptique sur laquelle elle repose, c’est-à-dire une affordance de surveillance et de flicage réciproque par la promiscuité entretenue. L’affordance du réseau social Facebook c’est de nous « suggérer » de l’utiliser pour nous surveiller les uns les autres. Et de cette surveillance il ne peut naturellement rien naître de réellement vertueux ». [7]

Le but de la surveillance est la publicité ciblée, dont la vente constitue la source de revenu principale de Facebook – même si selon Rob Goldman, vice-président pour la publicité de Facebook, présente ces faits tout à fait autrement : « the real product is the ability to connect people – ads merely exist to « fund that experience » » [8] . Les usagers un tant soit peu avisés ont des doutes.

2. Qu’est-ce qu’un « auteur numérique » ?

Le vingtième siècle a vu une prolifération des théories de l’auteur, arguant à peu près tout et son contraire : que l’auteur est vivant ou mort, présent ou absent, personne ou fonction, clé à l’œuvre ou simple lieu de passage pour les mots. La recherche s’est récemment réorientée vers des questions plus pragmatiques telles que celle de l’ethos et la posture auctoriaux, et de la place de l’auteur dans l’écosystème socio-culturel qui l’entoure. Parmi les fonctions de l’auteur – et les fonctions qui font l’auteur – on trouve ainsi l’écriture, la publication, l’interaction avec les éditeurs, lecteurs, critiques et médias, et la participation à la vie culturelle et intellectuelle.

Depuis le début du siècle, l’explosion de la Toile a transformé l’écosystème socio-culturel et la sphère publique, qui se déplace rapidement vers le cyberespace. Les infrastructures de communication et de publication changent avec le numérique, donc les conditions de l’auteur changent, y compris les conditions du devenir auteur et de l’être-auteur.

Dès que de nouveaux outils sont disponibles, la pression de s’en servir suit de près, comme l’observe Valérie Beaudouin :

« La question du lien direct entre les auteurs et leurs lecteurs étant constitutive de l’engagement numérique, les auteurs ne peuvent ignorer les innovations dans l’environnement numérique car celles-ci à chaque fois menacent ce lien établi avec le public. Ne pas s’adapter, c’est risquer de voir son audience décliner ». [9]

Gisèle Sapiro et Cécile Rabot soulignent que l’explosion des médias et la disponibilité des outils donne lieu à un nombre croissant d’« activités connexes ». Une conséquence en est que l’auteur est plus présent dans l’espace public – désormais aussi virtuellement –, ce qui favorise également les prises de position éthiques et politiques :

« La diversification des activités connexes et des pratiques inter- ou multimédia incite l’auteur∙e à être présent∙e dans l’espace public non plus seulement à travers son œuvre mais aussi à travers sa personne, sur un mode qui, à la différence de la figure de l’intellectuel engagé, privilégie la rencontre avec le public autour de la création elle-même, par le spectacle vivant, le débat, l’animation et la transmission. En tirant l’écrivain∙e de son isolement, en l’insérant dans le débat public et en le ou la confrontant à des populations parfois démunies, cette voie de professionnalisation offre non seulement des sources de renouvellement de la création mais aussi, paradoxalement, de nouveaux ressorts de politisation de la littérature ». [10]

Tout auteur à l’ère numérique n’est cependant pas auteur numérique. J’appelle « auteur numérique » les auteurs qui exercent une activité d’écriture créative dans l’espace numérique connecté, accompagnée d’une présence sur le web en tant que créateur de cette oeuvre. Gilles Bonnet a proposé le terme d’« écranvain », qu’il définit comme « l’auteur qui ne se contentera pas d’une représentation et d’une médiation de soi grâce aux technologies numériques, mais qui les investira comme un véritable environnement doté de ses contraintes et potentialités spécifiques. » [11]. Il me semble cependant important de distinguer « auteur » et « écrivain ». Comme Benoît Berthou le formule de manière très claire et précise : « Auteur, celui qui « porte » l’œuvre, et écrivain, celui qui « fait » l’œuvre » [12]. Ou encore, les éditrices du même volume qui résument : « l’écrivain, celui qui fait l’œuvre, (…) auteur, celui qui fait valoir. » [13] Ce qui m’intéressera ici, c’est donc l’auteur, telle qu’il se constitue dans l’espace numérique dominé par les réseaux sociaux, et notamment les tensions que génère l’usage de Facebook dans son travail et existence.

3. Quels outils ?

Un auteur ou autre figure publique a deux options principales pour être présent sur Facebook : le « profil » et la « page ». Les deux ne sont pas mutuellement exclusifs, bien au contraire. Une personne est censée avoir un seul compte personnel, c’est-à-dire un seul profil – c’est bien précisé dans les Termes de service –, tandis que la même personne peut créer et gérer plusieurs pages, mais pas pour la même entreprise ou personnalité :

« A Facebook Page is a business account that represents a company or organization. (…) Unlike your profile, Facebook Pages are visible to everyone on the internet by default. You, and every person on Facebook, can connect with these Pages by becoming a fan and then receive their updates in your News Feed and interact with them ». [14]

La distinction est claire et les usages sont bien cadrés :

« It’s against the Facebook Terms to use your personal account to represent something other than yourself (example: your business), and you could permanently lose access to your account if you don’t convert it to a Page ». (« Why should I convert my personal account to a Facebook Page? »)

Dès qu’une personne exerce une activité avec un potentiel commercial, Facebook veut sa part du gâteau. La plateforme crée une vraie pression pour que toute entité commerciale ait une page, comme chaque personne du monde devrait avoir un compte personnel :

« Besides violating Facebook’s Terms of Services, small businesses without a Facebook Page face serious disadvantages. Having no page can create the perception that your business is out of touch with technology and social media users. It can raise questions about the progression of your business as a whole and significantly reduce customer trust ». [15]

L’entreprise se considère non seulement comme une plateforme qui peut aider le marketing et la promotion, mais comme l’incarnation même du progrès technologique. Selon la prescription facbookienne, un auteur devrait donc avoir une page en tant que personnalité publique et exercer toute activité de promotion sur cette page, plutôt que sur son compte personnel. La distinction de ces deux formats ne prend cependant pas en compte les particularités d’un projet artistique, qui génère dans le cas idéal du revenu mais qui est souvent trop personnel pour être seulement un business. Je vous propose d’examiner de plus près les tensions que cet état des faits crée sur le terrain, à travers le le travail de Neil Jomunsi.

4. Qui est Neil Jomunsi ?

Neil Jomunsi écrit, de son propre aveu, « des romans, des feuilletons pulps déjantés, des livres dont vous êtes le héros, des essais et des nouvelles » [16]. Il a cofondé la maison d’édition collective Walrus, où il a publié notamment une série d’histoires de zombies intitulée Jésus contre Hitler (2012-13). Il a autoédité d’autres œuvres, et surtout des nouvelles sur Amazon, et a créé tout récemment, en avril 2018, la maison de microédition Ozmocorp (https://ozmocorp.com/), qu’il définit comme une « Fabrique d’imaginaire construite entre les mondes ». Il expérimente aussi sur Wattpad (Le dernier jour d’école ; Nemopolis) et sur YouTube, où il propose ses livres en audio lus par lui-même (Gobbledygook, 2016-2017 ; Projet Bradbury, série 2, 2017) et une série plus théorique sur le récit (Storyfication). Son site Page42 « tourne autour du livre sous toutes ses formes » et présente « une projection de (l)a bibliothèque idéale » sous forme d’impressions de lecture, et qui « s’intéresse aussi à l’objet-livre – sa fabrication, ses évolutions, ses futurs possibles » [17]. Tout en proposant une partie importante de ses fictions gratuitement, Jomunsi invite ses lecteurs à le soutenir sur Tipeee, Liberapay, ou par PayPal, et avoue être à la recherche d’un éditeur « classique » pour ses « textes plus longs, plus sérieux aussi », conscient « qu’il n’y a que de cette façon qu(il) pourr(a) toucher un public plus large » [18].

En plus de Facebook, il est, ou il a été, présent sur Twitter (en tant que Neil Jomunsi), Instagram, Diaspora, Mastodon. Sur Facebook, il a son compte personnel en tant que Neil Jomunsi, avec le nom civique Julien SImon marqué entre parenthèses sur la couverture (https://www.facebook.com/julien.simon.neil.jomunsi), une page pour Walrus, et depuis tout récemment une page pour Ozmocorp, qui  a une vingtaine d’abonnés en mai 2018 (https://www.facebook.com/ozmocorp/). Il explique dans un billet de blog [19] qu’en 2013 il avait créé une page d’auteur qu’il a maintenue pendant une année. Après s’être rendu compte que les algorithmes de la plateforme font que seulement une petite minorité des abonnés reçoivent les notifications et que même en payant Facebook pour la promotion, la dissémination des pages reste trop limitée et peu efficace, il a décidé de la supprimer. Il continue à publier des informations et réflexions liées à son travail d’écriture et d’édition sur son profil personnel.

II. Étapes et éthiques (petite histoire d’une tentative de libération)

1. User et abuser

a. Apprentissage, amitiés

Les réseaux sociaux deviennent rapidement une préoccupation importante du blog page42 lancé en 2011. Tout en étant conscient des critiques souvent soulevées à leur égard, il les défend d’abord contre les attaques nostalgiques d’un supposé « état naturel » de l’individu et du social avant les réseaux [20]. Tout en admettant que « Le fonctionnement de Facebook incite à scénariser sa propre vie, en utilisant ellipses, images et focus » [21], il souligne que « notre époque n’a jamais autant lu qu’aujourd’hui » et qu’elle « possède un savoir supérieur à celui possédé par toutes les autres époques additionnées, et que ce savoir est à disposition partout, tout le temps, et pour (presque) tout le monde » [22]. Or les réseaux sociaux ont contribué à cette expansion du savoir. Il parlera plus tard de tout à ce quoi Facebook a ouvert ses yeux, tels la cause animale et le végétarianisme, des conflits politiques, des questions de climat et d’économie etc. [23]. Christian Fuchs théorise en effet les réseaux sociaux en ces termes :

« knowledge is a threefold dynamic process of cognition, communication and co-operation. (…) in order to co-operate you need to communicate and in order to communicate you need to cognize. (…) Information (cognition), communication and co-operation are three nested and integrated modes of sociality ». [24]

L’autre avantage essentiel que Jomunsi souligne est justement la communication que ces plateformes permettent, y compris avec des personnes que l’on ne connait pas encore – mais qui peuvent devenir de « vrais amis » :

« J’aime la manière dont Facebook a aboli les distances, nous a permis de renouer d’anciennes amitiés, de partager nos images et d’avoir l’impression de ne jamais être loin les uns des autres. Ce site, peut-être plus que n’importe quel autre, a profondément modifié nos vies ». [25]

Et cela va jusqu’à influencer la personne qu’on est : « une bonne part de ce que je suis aujourd’hui, je le dois à Twitter et à Facebook. Ou plutôt aux gens que ces réseaux sociaux m’ont permis de rencontrer. » [26]. Et il corrobore dans le même billet, en précisant aussi la signification des réseaux pour l’écrivain en particulier :

« Je suis aujourd’hui en partie ce que les réseaux sociaux (et avec eux la curation que j’ai effectuée en choisissant soigneusement les gens chez qui j’allais chercher l’information) ont fait de moi. Pour la plus grande partie, je pense qu’ils m’ont rendu meilleur : parce qu’ils ont complexifié ma pensée, ils l’ont enrichie de nouvelles nuances. Je me pose des questions que je ne me serais jamais posées auparavant, je cherche davantage à voir le monde à travers les yeux des autres, ceux qui ont moins de chance que moi par exemple, et tout écrivain devrait considérer cela comme une bénédiction ». [27].

Les médias sociaux peuvent ainsi servir l’apprentissage d’un devenir-écrivain d’au moins trois manières. Ils lui permettent d’observer la société par les individus et leurs interactions, d’être au courant des questions qui occupent les gens, et d’apprendre des choses sur le monde ne général. N’est-ce pas exactement ce que les salons représentaient pour Proust ?

b. Addiction

Dès 2013, Jomunsi parle cependant aussi du côté addictif des réseaux sociaux en évoquant les mêmes qualités qui les rendent utiles, combinées avec le design qui exploite la psychologie et la technologie de manière très stratégique développe l’addiction chez les usagers :

« Bonjour. Je m’appelle Neil Jomunsi et il m’est arrivé d’être addict aux réseaux sociaux. Peut-être cela peut-il encore se reproduire, parfois. Je suis accro par phases : lorsqu’il m’arrive — c’est de moins en moins le cas — de m’ennuyer, je suis capable de rafraîchir dix fois ma boîte de réception ou ma page Facebook, histoire de voir si quelque chose de nouveau s’est produit, si quelqu’un a pensé à moi, si j’ai des amis. Ces moments, s’ils déclenchent d’abord une certaine frénésie, dérivent rapidement vers l’apathie, puis la déprime lorsqu’il ne se passe rien. Alors c’est le gouffre ». [28]

Il explique aussi comment cela fonctionne, et sans références précises il donne l’impression d’avoir enquêté sur la question :

« Des chercheurs ont déterminé que de l’endorphine était sécrétée à chaque fois qu’une nouvelle notification apparaissait sur notre barre d’actualité. (…) C’est en cela que nous devenons des junkies des réseaux sociaux : nos cerveaux se dopent à la surprise, à la notification, au poke ». [29]

Le décompte des « j’aime » est l’un des outils le plus puissants pour maintenir l’intérêt de l’usager après qu’il publie un statut ou contenu : la quantification automatique nous invite à suivre le cours de notre popularité, plutôt que de nous signaler tout simplement que les gens s’intéressent à ce qu’on dit. Ben Grosser note que « these quantifications of social connection play right into our (capitalism-inspired) innate desire for more. » (n.d.), et il plaide pour contrer cet effet, proposant son « Facebook Demetricator », une application qui permet de dé-quantifier Facebook en enlevant tout compteur du site.

L’addiction inscrite dans le dispositif est l’un des deux piliers du « like economy » qui a remplacé selon Carolin Gerlitz et Anne Helmond [30] l’économie du « hit and link » [31]. Les chercheuses notent que « Since April 2010, Facebook has increasingly expanded beyond the limits of its plat­form, offering devices that can potentially turn any website and any web user into a part of its platform. » [32]. Cette expansion, concernant en outre la proposition de nouveaux services et applications, passe en grande partie par les boutons « j’aime » parsemés partout, et qui permettent de mieux tracer les internautes :

« By tracing the (like) buttons and the data flows they enable, we show how Facebook uses a rhetoric of sociality and connectivity to create an infrastructure in which social interactivity and user affects are instantly turned into valuable consumer data and enter multiple cycles of multiplication and exchange. (…) In this Like economy, the social is of particular economic value, as user interactions are instantly transformed into comparable forms of data and presented to other users in a way that generates more traffic and engagement ». [33]

Jomunsi affirme en 2014 qu’il n’est pas « un grand fan des discours chiffrés en règle générale (c’est aussi pour cela que mon blog n’a pas de compteur de visites). » [34]. Pour un auteur qui s’intéresse à la dissémination de son travail, renoncer à la quantification et à l’auto-observation n’est cependant pas évident, puisqu’en termes de marketing ce sont des outils fondamentaux pour optimiser sa communication.

L’intérêt de la personne en tant qu’individu qui cherche à garder le contrôle sur ses envies et actions, entre alors en conflit avec celui de l’auteur qui se sert des réseaux pour la promotion de son œuvre :

« je ne doute pas que vous êtes nombreux dans mon cas, à poster une vidéo sur Facebook en espérant qu’elle déclenche l’hilarité générale et un nombre de Like digne du Livre des Records. Je ne peux pas couper les commentaires ni les partages sur Facebook, et ils sont d’ailleurs absolument indispensables pour que le Projet Bradbury prenne de l’ampleur ». [35]

Jomunsi est en plein milieu de son Projet Bradbury ici, qui consistait à écrire et publier une nouvelle par semaine pendant une année entière. L’auteur se présente de manière générale à cette époque comme un « écrivain-startup en phase de croissance » [36]. Il explique ce que cela veut dire et pourquoi cette approche  lui semble nécessaire :

« il faut appeler un chat un chat : si vous estimez que votre livre est une potentielle source de revenus, il faut savoir le vendre, et si on veut le vendre, il s’agit d’un produit. Un superbe produit, noble, issu d’une tradition séculaire, mais un produit néanmoins, malgré l’imagerie négative que ce mot véhicule ». [37]

Il publie pourtant beaucoup sur Facebook à cette époque, souvent plusieurs fois par jour – des articles qu’il avait lus et qu’il publie à l’époque sur Actualitté, des réflexions sur l’édition, sur le travail en cours etc., mais peu de choses personnelles, à part quelques références à son mariage ou à des films qu’il regarde. Ces statuts ne génèrent pas plus de 5-10 likes en général, mais il n’a probablement pas des milliers de contacts sur Facebook à ce moment-là (le chiffre n’est pas public et il est impossible de savoir combien il y en avait à un moment sans accéder aux données de Facebook). Mais on voit comment le détachement devient difficile. On peut dire qu’être auteur-startup risque de nourrir le potentiel d’addiction – ou en tous cas, traduit une certaine angoisse concernant la visibilité sur les réseaux sociaux.

La première solution est une tentative de contrôle par la rationalisation et la volonté : « J’essaye simplement d’y faire moins attention. Je ne dis pas que c’est facile. Mais juste un peu moins. » [38]. Mais il note qu’il se comporte comme junkie ou un alcoolique : quand il y renonce, l’abstinence demande un effort continu, et ne constitue donc pas une vraie libération.

L’auteur identifie un autre risque, cette fois non pas pour l’usager en tant que personne, ni pour l’auteur en tant qu’entrepreneur, mais pour l’écrivain : 

« le risque qui guette, c’est de penser que l’impact sur les réseaux sociaux est comparable à l’impact que peut susciter notre prose. Il ne faudrait pas devenir esclave de l’image que nous renvoient ces formidables outils… et finir par en oublier d’écrire. » [39]

Il s’agit donc de maintenir la distinction entre l’écrivain et l’auteur. Et je propose ainsi de modifier le titre de son billet pour dire que c’est l’auteur qui est une startup, plutôt que l’écrivain – même si le devenir-startup commence par l’écriture, et qu’on a besoin de devenir auteur startup seulement parce qu’on écrit, puis qu’on ne se contente pas d’écrire mais qu’on souhaite être lu. C’est lorsqu’on commence à se constituer en tant qu’auteur qu’on le devient. Comme l’écrit José-Luis Diaz :

« L’auteur, en effet, n’est pas de l’ordre du ‘donné’, mais du ‘construit’. Devenir auteur est ainsi une procédure complexe, qui consiste, pour une large part, à endosser les insignes d’auteur disponibles à une époque donnée : ce qui revient à la fois à choisir une manière conforme d’assumer la régie énonciative de son propre discours, et aussi à le doter d’une figure, d’une persona aisément repérable par l’imaginaire social : ayant donc une prestance spéculaire assez convaincante pour servir à la fois de lieu de projection pour les fantasmes du lecteur, et d’instrument d’intégration de la diversité des textes édités sous une même raison sociale. (…) l’écrivain s’encrypte comme auteur – en produisant une série de signes conformes aux scénarios auctoriaux en vigueur et en se construisant ainsi lui-même comme une sorte de métaœuvre ». [40]

Jomunsi recommande alors de faire la distinction entre ce que fait l’auteur pour promouvoir ses textes, et ce que fait l’écrivain qui crée les textes :

« En considérant le livre non plus comme une partie de lui-même mais comme un service qu’il propose ou un objet qu’il manufacture — quelque chose d’indépendant à lui-même, qui n’est pas lui —, l’auteur se délivrera peut-être des questions d’ego qui le minent ». [41]

Mais s’il sait désormais gérer les effets de l’addiction, pourquoi le refus des réseaux trois ans plus tard ? Un commentaire sur ce même billet fournit un élément de réponse :

« Le fait est qu’Internet est tout à fait libéral et/ou neutre comme moyen de diffusion/monétisation. Partant de là, les « publicateurs » ont tout intérêt à être foncièrement capitalistes à l’ancienne en fait : des startups. Pour en rajouter une couche, je connais personnellement un ou des « artistes ratés ». Pour avoir lu leurs trucs et les connaître, je suis convaincu que le problème est pas la qualité de l’écrit mais le côté « anti-capitaliste primaire » qui est trop souvent de mise chez des gens qui après vont signer #facepalm ». [42]

Il semble en effet que pour obtenir le succès pour ses projets dans un monde où les réseaux règnent, l’auteur ne peut pas se permettre d’être foncièrement anticapitaliste. Cela n’a peut-être jamais été différent, mais dans un écosystème où l’auteur doit assurer la promotion et le marketing tout seul, la tension est vécue de manière beaucoup plus directe. La liberté de pensée est en danger, et plus forte est l’impression qu’il doit vendre son âme au diable pour faire valoriser son travail. La réponse n’est toutefois pas tout de suite de quitter la Colonie. L’auteur manœuvre d’abord pour y rester. Il cherche néanmoins les moyens pour y résister de l’intérieur.

2. Refuser

a. Détourner

Jomunsi explique sa frustration dans un billet daté du 23 février 2014 et intitulé « Occupy Facebook : c’est un piège ! » :

« D’un service gratuit et universel, Facebook s’est peu à peu métamorphosé en une gigantesque machine à générer du cash, et je l’ai accepté. J’ai continué d’utiliser ses services, car tous mes amis étaient désormais interconnectés et que je n’avais pas envie de tout recommencer ailleurs. Pour quelle alternative, d’ailleurs ? Bien entendu, des systèmes alternatifs se sont développés, comme Diaspora. Mais soyons réalistes : personne n’avait vraiment envie de partir, et moi le premier.

(…)

Oui, mais voilà : maintenant qu’Instragram et Whatsapp, des services que j’utilisais aussi, appartiennent à Facebook, une étrange sensation me remue le ventre. J’ai l’impression d’avoir été trompé, qu’on m’a attiré sur un chemin avec des miettes de pain, comme dans les contes, pour pouvoir mieux me manger. Pire, j’ai consenti à cela. J’ai laissé les choses se faire, sans rien dire, j’ai continué d’accepter. Après tout, si je n’étais pas content, je n’avais qu’à partir. Le problème, c’est que je n’ai pas envie de partir. Pas plus que vous, j’imagine. Je n’ai pas à m’excuser d’avoir eu la naïveté de croire que le net peut nous apporter autre chose que des relations exclusivement marchandes. Je n’ai pas à m’excuser de penser que je ne suis pas un profil type de consommateur dont la seule fonction est d’acheter, pour engraisser une folle machine. Je n’ai pas m’excuser de vouloir communiquer avec mes amis sans que mon comportement soit analysé, décortiqué, transformé en données monétisables. Je ne suis pas cela. » [43]

Ce discours a des airs de guilt trip, fait penser aux propos de quelqu’un qui cherche à s’expliquer sans vraiment réussir à se pardonner. C’est à peine treize ans que l’on vit sous le charme de ce nouveau prophète, ce réseau qui cherche à nous faire croire à une rédemption par l’amitié virtuelle soutenue par la vente de notre intimité ; pourtant il a déjà réussi à nous infuser un sentiment tellement profond d’adhérence qu’on a du mal à accepter que tout cela est du faux. Le choix évident de quitter la Colonie parait cependant tout aussi suicidaire. C’est effectivement en ces termes que Les Liens Invisibles [44], un duo d’artistes Italiens, a présenté dès 2009 son invitation à quitter Facebook, suivi par l’initiative similaire de Moddr Lab proposant une « Suicide Machine » [45] facilitant la fermeture des comptes non seulement sur Facebook, mais également sur MySpace, LinkedIn et Twitter. Facebook a menacé les deux groupes de poursuite légale et les a obligés de cesser les projets [46]. Seppukoo.com propose désormais un guide de désinscription aux usagers de Facebook.

Neil Jomunsi est passé par pluieurs tentatives de résistance. Il publie d’abord l’image d’un saxophone puis de bricolage, deux activités qu’il ne pratique pas. L’idée est de dérouter la surveillance en cachant ses vrais intérêts parmi les fausses pistes :

« Oui, ça ne changera pas la manière dont Facebook fonctionne, mais c’est ma manière de montrer que j’aurais souhaité que Facebook reste un service gratuit sans contrepartie pour ses utilisateurs. (…) Sans ses utilisateurs, Facebook n’est qu’une boîte vide. Sans le vouloir, nous travaillons à son enrichissement. Je comprends la logique, bien sûr. Mais je ne l’accepte pas. » [47]

La solution serait de miner le système de l’intérieur, tout en lui permettant de continuer à fonctionner :

« En occupant le terrain, et en décidant donc de ne pas fuir Facebook, mais d’en faire le terrain de la lutte, non seulement on effectue une action de protestation qui a du sens (saboter l’analyse marchande de nos comportements sociaux), mais nous la transposons à l’endroit où se situe le problème. Je vous invite à faire de même. » [48]

C’est également le but poursuivi par deux autres projets littéraires sur Facebook, Un Monde Incertain et Nouvelles de la Colonie. Il y a cependant une différence importante. Ces deux projets sont gratuits (éventuellement dans les deux sens) et sans aucune visée commerciale (pour le moment en tous cas). Ils abusent du système, mais ils ne s’en servent pas pour promouvoir des « produits » dont ils pourraient éventuellement tirer un avantage matériel.

Le cas de l’auteur-startup est différent. Jomunsi cherche à rendre l’exploitation de sa présence sur Facebook impossible tout en utilisant la plateforme non pas uniquement en tant que personne et en tant qu’écrivain, pour un projet artistique, mais en tant qu’auteur qui cherche la visibilité dans un but commercial – même si ces statuts ne sont à cette époque pour la plupart visibles que pour ses amis. Sa proposition est de rendre l’exploitation de son profil impossible tout en continuant à exploiter le système. Cette démarche pose une question éthique et politique : on entre dans une logique dangereuse de qui saura mieux tromper et exploiter l’autre – logique qui rejoint celle du régime capitaliste que l’auteur critique.

La résistance par les faux contenus ne semble pas avoir duré. Deux ans plus tard, le 1er avril 2016, Jomunsi réaffirme que « les réseaux sociaux (le) rendent meilleur » [49]. Vu la date, on pourrait soupçonner un poisson d’avril, mais plus loin, l’auteur étaie les points que j’ai cités plus haut concernant les manières dont Facebook lui aurait ouvert les yeux sur certaines questions politiques, et constituerait par conséquent une bénédiction pour l’écrivain.

b. S’en détourner

A la fin novembre de la même année, l’auteur va néanmoins vraiment saturer. Le déclencheur du dégoût qui amène à la décision de quitter Facebook, est l’attaque d’Alep en Syrie, et l’observation que les réactions de la population occidentale se résument à la signature de pétitions en ligne : « La situation à Alep a quelque chose à voir dans ma décision : ça fait cinq ans que ça pète là-bas, et on a attendu le moment où il était déjà trop tard pour se « mobiliser ». » [50]

Les réseaux se révèlent être un outil pseudo-politique, de pseudo-résistance trop facile, qui fait semblant de nous sauver le visage – critique souvent adressée aux médias sociaux [51]. Tout se passe comme si la société face-book n’avait rien d’autre à sauver que son visage – ou plutôt, comme si elle n’avait à sauver rien d’autre que le visage. Not to lose face – ne pas perdre sa crédibilité, son capital social : c’est tout ce qui compte sur Facebook. Zuckerberg est l’orchestrateur du Grand Spectacle des Visages Sans Corps (et sans Colonne Vertébrale). Le Corps Social y est remplacé par le Visage Social.

L’un des commentaires en réponse au billet qui déclare le départ, suggère cependant que le geste de Jomunsi risque de provoquer l’inverse du but escompté. Un certain Tintarendo dit notamment : « cet acte peu commun, presque brave. Il y a en effet un côté « performance artistique » là-dedans ». Or si l’acte devient une performance, il ne fait que rejoindre le spectacle.  

Le geste de l’auteur semble pourtant honnête. Ce que Jomunsi propose, c’est de redécouvrir le reste de la Toile, comme espace et comme fonctionnement. « Le net ne se limite pas aux réseaux sociaux », « Ces derniers ont grignoté le peu de libertés que nous avions encore sur le web », affirme-t-il, et dans son billet suivant explique comment il envisage de procéder désormais :

« il convient de se réapproprier le réseau, la toile, au sens premier du terme : c’est à dire de la tisser nous-mêmes. Nous devons être des clefs, mais aussi des portes vers l’ailleurs. Et à ce titre, utiliser une arme redoutable à l’origine même d’internet : le lien. Un bête lien hypertexte. Voilà notre arme secrète pour reconquérir le web ». [52]

Il faudra tout simplement revenir à l’usage des liens dans les blogs et dans les mails, et ne pas être trop paresseux pour les suivre. Olivier Saraja commente : « le web que tu aimes est délicieusement rétro ». Il est singulièrement difficile de se le réapproprier lorsqu’on est habitués à la facilité des « j’aime », et du partage des liens en un seul clic.

3. Revenir

J’ai déjà indique que Jomunsi est réapparu sur Facebook (et les autres réseaux sociaux) à peine un mois et demi après son départ, début février 2017. Cette réapparition a précédé son retour sur Twitter, dont il raconte l’histoire dans un billet : son compte avait été mystérieusement réactivé sans qu’il y touche, et en fidèle fan du fantastique, il a pris cela comme un signe d’un destin impossible à ignorer [53]. Il continue certes à affirmer l’importance d’un réseaux pré-media sociaux qu’on aurait tendance à oublier, et recommande les plateformes alternatives telles que Mastodon et Diaspora. Mais il déclare forfait face à Facebook, et son explication suggère qu’il s’agit avant tout d’une question de visibilité, dont l’auteur-startup ne peut se priver. Il explique dans un billet en décembre 2017, intitulé de manière significative « Libres sans l’être : comment les réseaux sociaux modèlent la façon dont nous créons sur internet » :

« si le fait de créer des œuvres numériques nous libère par définition de la contrainte de trouver un éditeur, un producteur, un agent, il ne nous libère pas de toutes contraintes. Avec la multiplication (le mot est faible) des œuvres diffusées sur internet, s’est très vite posée la question de leur visibilité. Il ne suffit pas de publier : il faut le faire savoir, arriver à faire connaître son travail, acquérir un public et faire fructifier sa popularité. Sans quoi publier sur le net revient à écrire un livre pour qu’il reste dans la réserve de la librairie ». [54]

Et c’est là qu’entrent en jeu les réseaux sociaux, dont les utilisateurs (toi, moi, nous tous) sont aujourd’hui les plus grands prescripteurs d’œuvres numériques : « regarde cette vidéo », « écoute cette chanson », « lisez ce livre » sont ces injonctions dont nous sommes passés maîtres. [55]

Le problème principal est que cela ne concerne plus seulement la publicité et la visibilité, mais également la création elle-même : « Les réseaux sociaux – en somme la manière dont nous partageons nos créations – façonnent donc la manière dont nous créons. » [56]. Rappelons qu’il avait auparavant donné voix à sa crainte que l’impact des réseaux se confonde avec celui de l’écriture. Mais force est de reconnaitre que la manière dont l’auteur se constitue n’est jamais tout à fait sans conséquences pour l’écrivain. Parmi les influences qui auront contribué à l’œuvre d’un auteur numérique, il faudra désormais envisager ses interactions sur les réseaux sociaux. Ceux-ci constituent donc finalement un espace où non seulement l’écrivain devient auteur, mais où l’auteur mène une vie qui nourrira l’écriture de l’écrivain.  

Je fais l’hypothèse que si le web a donné naissance à l’écrivain numérique ou « écranvain » – qui existait en forme embryonnaire avant le web. C’est l’émergence et l’explosion des réseaux sociaux qui est responsable de la « numérisation » des auteurs. Non pas qu’il n’y ait pas eu de présence, d’auto-promotion et d’auto-représentation en ligne avant l’explosion des médias sociaux – cela faisait partie des fonctions du site d’auteur et des blogs littéraires, mais c’était alors, ou bien une initiative de l’auteur gérant son propre site ou blog (tels François Bon ou Renaud Camus, pour ne citer que deux des auteurs très actifs sur le web), ou bien une vitrine gérée par une personne tierce,l’éditeur, un professionnel ou un fan (comme c’est le cas pour des auteurs tels qu’Amélie Nothomb et Michel Houellebecq).

L’expérience de Neil Jomunsi illustre un tournant : une fois engagé dedans, l’auteur, surtout s’il est encore peu connu, trouvera les réseaux sociaux incontournables et indispensables. Non pas parce qu’il n’y ait plus d’autre moyen pour communiquer et interagir avec les lecteurs existants et potentiels. Néanmoins, ces réseaux constituent le moyen privilégié de communication et d’interaction pour une large majorité de la population. C’est l’espace qui promet par conséquent une efficacité à laquelle l’auteur-startup, qui veut également rester écrivain et trouver le temps pour écrire, ne peut renoncer facilement. Cette sorte de pression est inscrite dans la nature même des réseaux sociaux et leur croissance exponentielle : puisque tous font en partie, il faut en faire partie pour commencer à se constituer en tant qu’auteur. Comme l’a noté Chen [57], il semble impossible de s’en passer, même si cela demande un investissement important en temps et en énergie .

Malgré toutes les controverses, avec 2,2 milliards utilisateurs et une croissance toujours supérieure à celle des autres plateformes [58], Facebook reste leader. Ce dispositif qui combine les concepts de profil, de mur, et une variété de statuts et réactions possibles, facilite la construction d’une figure d’auteur en même temps que la communication avec les lecteurs, amis et inconnus.

Possibilité de visibilité ne veut cependant pas dire visibilité effective : le dispositif promet davantage qu’il ne donne réellement. Devenir visible est la préoccupation centrale pour tout auteur qui cherche à se construire dans et par l’espace numérique ; la visibilité est l’un des produits de base que vend Facebook. Pour en grappiller des miettes, l’auteur doit s’adapter à la logique de la plateforme.

Et si s’adapter revient à servir un système avec lequel on n’est pas d’accord ? Les intérêts communicationnels et économiques de l’auteur peuvent entrer en conflit avec la position politique et éthique qui sous-tend l’écriture de l’écrivain. Si cette tension n’est pas entièrement nouvelle, puisque les auteurs ont toujours cherché à vendre leurs livres, elle s’est amplifiée et devient particulièrement tangible lorsque l’auteur doit gérer sa propre promotion. Comment résoudre cette tension ? Pour le moment, la question reste ouverte, et la seule réponse possible est d’essayer de manœuvrer. Essayer des trucs, comme dit Jomunsi dans l’esprit d’expérimentation de l’écranvain, tout en s’autorisant l’erreur : [59]

« Écrire et publier sur le net, c’est essayer des trucs – c’est comme ça, on n’y peut rien, c’est la manière dont on est câblé… la littérature c’est un naufrage permanent, et des fusées de détresse il en faut pas mal si tu espères encore attirer l’attention d’un bateau pas loin. On bidouille, on se plante – genre vraiment souvent – et la plupart du temps on sort de tout ça lessivé et le moral à plat. Continuer c’est un sacerdoce ». [60]


Notes

[1] Neil Jomunsi, « Je quitte Facebook (et c’est sans regrets) », Page 42 (blog), 14 décembre 2016, https://page42.org/je-quitte-facebook-et-cest-sans-regrets/
[2] Neil Jomunsi, « De retour sur Twitter : c’est le destin (et vous pouvez rigoler) », Page 42 (blog), 13 janvier 2017, https://page42.org/de-retour-twitter-destin-pouvez-rigoler/
[3] « Facebook Tips – À propos », s. d, https://www.facebook.com/pg/FacebookTips/about/?ref=page_internal
[4] « Qu’est ce que facebook », 14 juillet 2009, https://www.commentcamarche.net/forum/affich-13360157-qu-est-ce-que-facebook
[5] Brian X. Chen, « Want to #DeleteFacebook? You Can Try », The New York Times, 25 mars 2018, https://www.nytimes.com/2018/03/21/technology/personaltech/delete-facebook.html
[6] Olivier Ertzscheid, « Les 29 ans du Web ? La menace plateforme », affordance.info, 16 mars 2018, http://www.affordance.info/mon_weblog/2018/03/web-we-cant-afford-la-menace-plateforme.html
[7] Louise Matsakis, « Facebook’s Targeted Ads Are More Complex Than It Lets On », Wired, 25 avril 2018, https://www.wired.com/story/facebooks-targeted-ads-are-more-complex-than-it-lets-on/
[8] Valérie Beaudouin, « Trajectoires et réseau des écrivains sur le Web. Construction de la notoriété et du marché », Réseaux, 175, n° 5, https://www.cairn.info/revue-reseaux-2012-5-page-107.htm
[9] Gisèle Sapiro, Cécile Rabot, Profession ? Écrivain, Paris, CNRS Editions, 2016, p. 279, https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-01354231/file/fichier_fichier_profession.ecrivain_ok.pdf
[10] Gilles Bonnet, Pour une littérature numérique: Littérature et internet, Paris, Hermann, 2017, p. 8.
[11] Benoît Berthou, « Auteur contre écrivain ? Le secret de Raymond Roussel », dans Maria Pourchet, Audrey Alve (éd.), Les médiations de l’écrivain : Les conditions de la création littéraire, Paris, Harmattan, 2011, p. 16.
[12] Maria Pourchet, Audrey Alve (éd.), Les médiations de l’écrivain : Les conditions de la création littéraire, Paris, Harmattan, 2011, p. 6.
[13] Juan Ramos, « Facebook Page vs Facebook Profile: Do You Know The Difference? », Hootsuite Social Media Management, 9 juin 2014, https://blog.hootsuite.com/facebook-page-vs-facebook-profile/
[14] Matt Hicks, « Facebook Tips: What’s the Difference between a Facebook Page and Group? », 24 février 2010, https://www.facebook.com/notes/facebook/facebook-tips-whats-the-difference-between-a-facebook-page-and-group/324706977130/
[15] Framasoft, « Écrire en numérique, une interview de Neil Jomunsi – Framablog », 2 septembre 2015, https://framablog.org/2015/09/02/ecrire-en-numerique-une-interview-de-neil-jomunsi/.
[16] Neil Jomunsi. « À propos », Page 42 (blog), 8 avril 2013, https://page42.org/a-propos/.
[17] Framasoft, « Écrire en numérique, une interview de Neil Jomunsi – Framablog », 2 septembre 2015. https://framablog.org/2015/09/02/ecrire-en-numerique-une-interview-de-neil-jomunsi/
[18] Neil Jomunsi, « Facebook : une (fausse) bonne idée pour les auteurs ? », Page 42 (blog), 15 avril 2014, https://page42.org/facebook-une-fausse-bonne-idee-pour-les-auteurs/
[19] Neil Jomunsi, « Sur-connexion, burn-out numérique, réseaux sociaux envahissants: la mythologie nostalgique et absurde du Moi originel », Page 42 (blog), 4 novembre 2012. https://page42.org/sur-connexion-burn-out-num-rique-r-seaux-sociaux/
[20] Neil Jomunsi, « Sur-connexion, burn-out numérique, réseaux sociaux envahissants: la mythologie nostalgique et absurde du Moi originel », Page 42 (blog), 4 novembre 2012, https://page42.org/sur-connexion-burn-out-num-rique-r-seaux-sociaux/
[21] Neil Jomunsi, « Sur-connexion, burn-out numérique, réseaux sociaux envahissants: la mythologie nostalgique et absurde du Moi originel », Page 42 (blog), 4 novembre 2012, https://page42.org/sur-connexion-burn-out-num-rique-r-seaux-sociaux/
[22] Neil Jomunsi, « Les réseaux sociaux me rendent meilleur », Page 42 (blog), 1avril 2016, https://page42.org/les-reseaux-sociaux-me-rendent-meilleur/
[23] Christian Fuchs, Social Media: A Critical Introduction, 2nd edition, Thousand Oaks, SAGE Publications, 2017, p. 44-45.
[24] Neil Jomunsi, « Occupy Facebook : C’est Un Piège ! », Page 42 (blog), 23 février 2014, https://page42.org/facebook-cest-un-piege/
[25] Neil Jomunsi, « Les réseaux sociaux me rendent meilleur », Page 42 (blog), 1er avril 2016, https://page42.org/les-reseaux-sociaux-me-rendent-meilleur/
[26] Neil Jomunsi, « Les réseaux sociaux me rendent meilleur », Page 42 (blog), 1er avril 2016, https://page42.org/les-reseaux-sociaux-me-rendent-meilleur/
[27] Neil Jomunsi, « Le piège sucré des réseaux sociaux… mal employés », Page 42 (blog), 17 septembre 2013, https://page42.org/le-piege-sucre-des-reseaux-sociaux-mal-employes/
[28] Neil Jomunsi, « Le piège sucré des réseaux sociaux… mal employés », Page 42 (blog), 17 septembre 2013, https://page42.org/le-piege-sucre-des-reseaux-sociaux-mal-employes/
[29] Carolin Gerlitz, Anne Helmond, « The like Economy: Social Buttons and the Data-Intensive Web », New Media & Society 15, n° 8, 2013, p. 1348‑65. https://doi.org/10.1177/1461444812472322.
[31] Richard Rogers, « Operating Issue Networks on the Web », Science as Culture, 11, n°2, 2002, p. 191–214.
[32] Carolin Gerlitz, Anne Helmond, « The like Economy: Social Buttons and the Data-Intensive Web », New Media & Society 15, n° 8, p. 1348.
[33] Carolin Gerlitz, Anne Helmond, « The like Economy: Social Buttons and the Data-Intensive Web », New Media & Society 15, n° 8, p. 1349)
[34] Neil Jomunsi, « Projet Bradbury, le bilan : comment j’ai écrit 52 nouvelles en 52 semaines », Page 42 (blog), 15 août 2014, https://page42.org/projet-bradbury-comment-jai-ecrit-52-nouvelles-en-52-semaines/
[35] Neil Jomunsi, « Le piège sucré des réseaux sociaux… mal employés », Page 42 (blog), 17 septembre 2013, https://page42.org/le-piege-sucre-des-reseaux-sociaux-mal-employes/
[36] Neil Jomunsi, « L’écrivain est une startup », Page 42 (blog), 19 décembre 2013, https://page42.org/ecrivain-startup/
[37] Neil Jomunsi, « L’écrivain est une startup », Page 42 (blog), 19 décembre 2013, https://page42.org/ecrivain-startup/.
[38] Neil Jomunsi, « Le piège sucré des réseaux sociaux… mal employés », Page 42 (blog), 17 septembre 2013, https://page42.org/le-piege-sucre-des-reseaux-sociaux-mal-employes/
[39] Neil Jomunsi, « Le piège sucré des réseaux sociaux… mal employés », Page 42 (blog), 17 septembre 2013, https://page42.org/le-piege-sucre-des-reseaux-sociaux-mal-employes/
[40] José-Luis Diaz, « L’auteur vu d’en face », dans L’Auteur, Colloques de Cerisy, Caen, Presses universitaires de Caen, http://books.openedition.org/puc/9897.Gabrielle Chamarat, Alain Goulet (éd.), 2017 [41] Neil Jomunsi, « L’écrivain est une startup », Page 42 (blog), 19 décembre 2013, https://page42.org/ecrivain-startup/
[42] Neil Jomunsi, « L’écrivain est une startup », Page 42 (blog), 19 décembre 2013, https://page42.org/ecrivain-startup/
[43] Neil Jomunsi, « Occupy Facebook : C’est Un Piège ! », Page 42 (blog), 23 février 2014, https://page42.org/facebook-cest-un-piege/ (nous soulignons)
[44] http://www.seppukoo.com/
[45] http://suicidemachine.org
[46] Loretta Borrelli, « The Suicide Irony. Seppuko and Web 2.0 Suicidemachine • Digicult | », Digicult: Digital Art, Design and Culture, 1 mars 2010, http://digicult.it/digimag/issue-052/the-suicide-irony-seppuko-and-web-2-0-suicidemachine/
[47] Neil Jomunsi, « Occupy Facebook : C’est Un Piège ! », Page 42 (blog), 23 février 2014, https://page42.org/facebook-cest-un-piege/
[48] Neil Jomunsi, « Occupy Facebook : C’est Un Piège ! », Page 42 (blog), 23 février 2014, https://page42.org/facebook-cest-un-piege/
[49] Neil Jomunsi, « Les réseaux sociaux me rendent meilleur », Page 42 (blog), 1er avril 2016, https://page42.org/les-reseaux-sociaux-me-rendent-meilleur/
[50] Neil Jomunsi, « Je quitte Facebook (et c’est sans regrets) », Page 42 (blog), 14 décembre 2016, https://page42.org/je-quitte-facebook-et-cest-sans-regrets/
[51] Amanda Hess, Price Dawnthea, « #IAm », Slate, 9 janvier 2015, http://www.slate.com/articles/news_and_politics/politics/2015/01/_jesuischarlie_the_default_mode_of_showing_solidarity_in_the_hashtag_age.html?via=gdpr-consent.
[52] Neil Jomunsi, « L’urgence de créer un web que nous aimerons à nouveau », Page 42 (blog), 20 décembre 2016, https://page42.org/urgence-creer-web-aimerons-nouveau/
[53] Neil Jomunsi, « De retour sur Twitter : c’est le destin (et vous pouvez rigoler) », Page 42 (blog), 13 janvier 2017, https://page42.org/de-retour-twitter-destin-pouvez-rigoler/
[54] Neil Jomunsi, « Libres sans l’être : comment les réseaux sociaux modèlent la façon dont nous créons sur internet », Page 42 (blog), 14 décembre 2017, https://page42.org/libres-sans-letre-comment-les-reseaux-sociaux-modelent-la-facon-dont-nous-creons-sur-le-net/
[55] Neil Jomunsi, « Libres sans l’être : comment les réseaux sociaux modèlent la façon dont nous créons sur internet », Page 42 (blog), 14 décembre 2017, https://page42.org/libres-sans-letre-comment-les-reseaux-sociaux-modelent-la-facon-dont-nous-creons-sur-le-net/
[56] Neil Jomunsi, « Libres sans l’être : comment les réseaux sociaux modèlent la façon dont nous créons sur internet », Page 42 (blog), 14 décembre 2017, https://page42.org/libres-sans-letre-comment-les-reseaux-sociaux-modelent-la-facon-dont-nous-creons-sur-le-net/
[57] Brian X. Chen, « Want to #DeleteFacebook? You Can Try », The New York Times, 25 mars 2018, https://www.nytimes.com/2018/03/21/technology/personaltech/delete-facebook.html
[58] « Leading Global Social Networks 2018 | Statistic », s. d., Statista, https://www.statista.com/statistics/272014/global-social-networks-ranked-by-number-of-users/
[59] Neil Jomunsi, « Je prends les euros, les dollars et les Likes », Page 42 (blog), 23 novembre 2017, https://page42.org/je-prends-les-euros-les-dollars-et-les-likes/

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