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Actes du Colloque "Art, littérature et réseaux sociaux" 22 > 27 mai 2018 CCI Cerisy-la-Salle

Art vs Data – net art, médiactivisme et (contre)culture numérique

Le 15/06/2018 à 15:20 par Jean-Paul Fourmentraux @jean-paul-fourmentraux

Note des éditeurs : Communication du 26 mai 2018 à 10h00. Envoi par courriel aux éditeurs le 15 juin à 15h20.


Je vous propose d’introduire mon propos par une série de questions.
A quoi servent les outils numériques et qui servent-ils ?
Peut-on en faire autre chose que ce pour quoi ils ont été prévus ?
L’utilisateur peut-il reprendre un certain pouvoir face à des solutions techniques de plus en plus complexes, et formatées dans des objectifs marchands ?

Pour tenter d’y apporter quelques réponses, la théorie critique de la technique peut nous conduire à concevoir les outils numériques comme des outils de rationalisation sociale, au service d’instances de domination.
Mais elle appelle aussi à ne pas se limiter pas à cette vision déterministe [1].

Les technologies numériques paraissent en effet marquées par une instabilité inédite, et les groupes subordonnés (les utilisateurs) peuvent manifester leur influence à l’encontre des forces hégémoniques via des stratégies de détournement, contournement, rejet, etc. Le succès de certains outils et technologies est par conséquent, plus souvent qu’on ne le dit, lié à l’invention simultanée de leurs usages, au point que ce sont parfois ces derniers qui constituent la véritable innovation. Autrement dit, les artefacts qui réussissent sont ceux qui trouvent des appuis dans l’environnement social à travers la capacité des utilisateurs à réinventer les techniques qu’ils utilisent.

La relation aux objets techniques ne relève plus alors uniquement de l’instrumentation ou de l’aliénation, mais peut s’opérer au contraire sur le mode de la fréquentation et du contact, voire du jeu.
Au cœur de ce développement, les œuvres de l’art et/ou la pratique artistique jouent sans doute un rôle spécifique. C’est en tout cas l’hypothèse que je voudrais développer avec vous aujourd’hui : l’art peut-il, de ce point de vue, constituer un bon laboratoire pour penser la technique, mettre en question notre écosystème machinique, cultiver le numérique (et non l’inverse) ?

Prenons le cas de la création numérique, et du Net art notamment, qui dès le milieu des années 90 questionne les spécificités technologiques, politiques et sociales du médium Internet. Héritier de l’activisme médiatique, du dadaïsme et de l’art vidéo, le Net art cible en effet autant la structure et l’architecture des média (les codes et programmes informatiques générés) – leurs contraintes sociales et leurs déterminismes structurels -, que les formes esthétiques (visuelles, imaginaires) et communicationnelles qui en résultent. Il participe ainsi d’une archéologie des média [2] appliquée à l’écosystème Internet, dont il s’agit d’exhumer et de sonder la machinerie médiatique afin d’en étudier les enjeux simultanément esthétiques et politiques [3].

1.0

Dès 1994, certains artistes revendiquent une implication qu’ils qualifient de parasitaire. Leur forme liminaire d’action créative vise à contaminer Internet par des virus artistiques qui empruntent leur logique constructive aux hackers et quelquefois aux comportements déviants des pirates informatiques. Certains artistes mettent en effet en œuvre une pratique efficace de l’infection et de la contamination : leur démarche a pour objet l’incident, le bug, l’inconfort technologique et la perte des repères.

Les œuvres pionnières de Jodi [4] interviennent par exemple sur la structure du langage HTML par altération du code et transformation des balises permettant l’agencement des sites web, tant au niveau de la mise en page que de l’intégration des composantes multimédias, du son, de l’image, de la vidéo. En opérant une intrusion à la racine même des sites, au niveau du langage et du code informatique, ces œuvres génèrent des erreurs basiques et des commandes contradictoires : l’erreur système 404 qu’elles affichent fait ici figure de leitmotiv créatif. Jodi entraîne le public dans les dédales rhizomiques d’un jeu de piste dont il est souvent impossible de trouver l’issue, leurs interfaces de brouillage confrontant le visiteur à l’apparition constante de messages d’alerte et engendrant une perte de contrôle de l’ordinateur.
Jodi déjoue toute forme de médiation technique ou institutionnelle, infiltrant directement les disques durs et systèmes d’exploitations de leur (non)public, victime de ce complot esthétique et algorithmique. Le vocable anglais operating system donne la mesure du caractère actif de ces virus poétiques.

Prenons comme autre exemple l’œuvre de l’artiste Jaromil – Forkbomb shell, 2002 – dont la performance a été (re)jouée lors du colloque de Cerisy par l’intrusion anonyme en ligne de commande d’un code-virus poétique :(){ :|:& };:, dont l’autoréplication et génération de processus contradictoires a eu raison des ressources du serveur Unix de la manifestation [5]. Au cœur de notre colloque, questionnant les relations entre art, littérature et réseaux sociaux, cette « forkbomb shell ascii art » offrait un double hommage aux traditions littéraires rebelles et aux performances subversives et militantes du Net art.

« In considering a source code as literature, I am depicting viruses as poésie maudite, giambi against those selling the Net as a safe area for a bourgeois society. The relations, forces and laws governing the digital domain differ from those in the natural. The digital domain produces a form of chaos—sometimes uncomfortable because unusual, although fertile—to surf thru: in that chaos viruses are spontaneous compositions, lyrical in causing imperfections in machines made to serve and in representing the rebellion of our digital serfs. » Copyleft 2002 by Jaromil [6].

Au delà de leur caractère esthétique, ces dispositifs de distorsion des contenus et des infrastructures de l’Internet adoptent une visée politique. Ce n’est pas un hasard si le Net art s’est développé massivement et cela dès son apparition en Russie et dans les pays de l’ex-Europe de l’Est où Heath Bunting, artiste militant yougoslave, Oliana Lialina et Alexei Shulgin (Russie) ou Vuk Cosic (Slovénie, co-fondateur des listes de diffusion Nettime, Syndicate, 7-11 et du Ljubljana Digital Media Lab) développent leurs premiers projets dès 1996. Dans leurs œuvres, la critique des régimes non-démocratiques, l’hacktivisme [7], le cyberféminisme, constituent les prémisses de la création sur l’Internet.

L’œuvre collective Carnivore [8] par exemple, promue au festival Ars Electronica, est une version détournée du logiciel DCS1000 employé par le FBI pour développer l’écoute électronique sur le réseau. Josh On de Futurefarmers propose une version anti-impérialiste des jeux vidéo ayant pour mission la guerre contre le terrorisme [9]. Heath Bunting [10] pervertit les communications médiatiques de grandes puissances financières. Les Yes Men et le collectif RTMARK [11] détournent les stratégies de communication de grandes sociétés de courtage privées. Le collectif européen ETOY [12] mène de nombreuses actions au cœur de la bataille politique et économique des noms de domaines sur Internet (DNS, Dot.com), inaugurant de la sorte une guerre informationnelle sur le terrain de l’e-business et des nouvelles valeurs financières comme le NASDAQ.

D’autres projets vont également questionner les rituels communicationnels promus par le réseau des réseaux. Poursuivant la logique plus ancienne du Mail art (ou de l’Art postal), la galerie londonienne The Centre of Attention [13] a consacré ce type d’action en invitant des artistes à produire des happenings informationnels par propagation et contamination des messageries électroniques. La lettre électronique [14], à mi-chemin de la performance d’artiste et de l’acte de langage, constituait une « communication d’auteur », participative et performative, dont la propagation a adopté les modes d’amplification propres à la rumeur.

Mouchette [15] a également érigé en œuvre artistique le jeu des mises en lien, l’esthétique relationnelle et le réseau où se déploie l’e-mail. L’œuvre adopte ici la forme d’un récit imagé et évolutif proche du journal personnel et intime mais éditorialisé, donné à voir et à vivre en quasi direct sur le Web. Elle décline en-ligne les potentialités d’une archive visuelle et textuelle qu’il était possible d’afficher et d’entretenir sur le long terme, ayant ou non recours à la participation des visiteurs. Dans ce contexte, le travail artistique vise au moins autant la conception de dispositifs que la configuration de situations communicationnelles utilisant toutes les fonctionnalités d’Internet — le web (l’html, le ftp, le peer to peer) mais aussi le courriel, le chat, le mailing list ou les forums de discussion, cadres de sociabilités renouvelées.

2.0

À l’ère de l’Internet 2.0, l’artiste français Christophe Bruno incarne le renouveau de cette figure de l’artiste parasite en «  s’attaquant » aux outils et rituels du web collaboratif ainsi qu’aux réseaux sociaux numériques. Il baptise une première série d’œuvre les Google Hack [16] : une entreprise systématique de détournement critique et prospectif, souvent cocasse, des fonctionnalités et des usages du désormais célèbre et incontournable moteur de recherche Google. Selon l’artiste, Google serait devenu un outil de surveillance et de contrôle inégalé dont la dynamique économique reposerait sur l’analyse et la prédiction de tendances artistiques et sociales, à l’aide de logiciels de traçage de la vie privée, des goûts et des identités sur la toile.

Emblématique, le projet Human Browser (Navigateur Humain) propose une série de performances internet sans-fil (Wi-Fi) dans l’espace physique. Un comédien non déclaré s’immisce dans des conversations de groupe. En réponse aux dialogues et aux éventuelles questions qui lui sont formulées, sa contribution prend la forme d’une restitution, en temps réel, du flux textuel provenant de « résultats » de requêtes Google.

En interprétant les pages du moteur de recherche converties par une application Text To Speech, ce « navigateur humain » est asservi aux réponses que donne Google aux requêtes émises par son entourage, il est possédé par l’algorithme qui lui dicte sa conduite, guide et prescrit le dialogue et formate les émotions. À contre-courant, l’œuvre de Christophe Bruno nous entraîne dans une parodie joyeuse et cynique de nos économies langagières et visuelles engendrées par l’internet mercantile. Son œuvre joue de l’ironie ou de la dérision pour interpeller la résistance ou la crédulité du public.

À l’ère du flux et des Big data, l’univers des images, désormais produites par des machines de vision, est lui aussi indexé à des bases de données numériques qui en déterminent sinon le sens, au moins les usages : médiatique, policier et militaire autant qu’artistique. Google participe à cet égard d’une cartographie visuelle du monde, opérée par la technologie Nine Eyes et ses neuf caméras photographiques embarquées dans les Google Car qui sillonnent la planète et instaurent une surveillance généralisée.

L’artiste Julien Levesque propose un détournement poétique de ces images au fil de différents voyages dans Google. Les Street Views Patchwork [17] forment 12 tableaux photographiques vivants qui évoluent au rythme du temps dicté par les bases de données de Google. Relié au flux internet, ce patchwork d’images forme des paysages à la géographie changeante, susceptibles d’évoluer à chaque instant car réactualisés par la base de données en ligne. À contre-courant du flux et de l’obsolescence programmée, les photographies de Julien Levesque composent un paysage imaginaire juxtaposant les prises de vues automatiques de différents lieux dans le monde. À partir de trois échelles du paysage – le sol, le ciel et l’horizon – la capture diversement géolocalisée et évoluant dans le temps, se transformant petit à petit, au gré des jours au rythme des saisons, altère notre vision de la réalité du monde.

Julien Levesque, Street Views Patchwork


On pense aussi au projet précurseur de l’artiste canadien Jon Rafman – 9 Eyes [18] – qui propose une exploitation « parodique » des images réalisées par la voiture Google équipée des fameuses neuf caméras qui enregistrent les rues du monde pour Google Street View. Ce service lancé en 2007 dans l’objectif d’organiser et de rendre accessibles les informations à l’échelle mondiale utilise la technologie Immersive Media qui permet de fournir une vue de la rue à 360 degrés en n’importe quel point donné. Les images ainsi enregistrées sont ensuite traitées par un logiciel propriétaire de Google qui les assemble pour donner l’impression de continuité.

Jon Rafman, 9 Eyes

L’artiste Jon Rafman traque avec une application obstinée ces instants décisifs robotisés, pour rendre compte des visions du monde ainsi produites par la machine qui fait « acte d’image » avec une spontanéité sans égale, sans volonté et sans intentionnalité. Ces images dont il n’est pas l’auteur, mais qu’il a méticuleusement sélectionnées, donnent à voir un autre monde : étrange, extraterrestre, incohérent, rendu presque irréel, au moins autant du fait des erreurs de traitement algorithmique des images que par la nature des scènes photographiées. Aujourd’hui controversé en raison d’atteintes envers la vie privée, le service de Google intègre désormais une possibilité de signaler une anomalie en cliquant au bas de l’image (cf. figure 7 Report a problem). Non sans anachronisme, l’œil automatique de Google sollicite désormais les humains (le regard humain) pour vérifier les images et signaler des indiscrétions ou violations de l’intégrité des sujets commises par la machine de vision algorithmique de Google [19].

Les œuvres de l’artiste italien Paolo Cirio – hacker et activiste – participent également d’une critique malicieuse de l’utilisation des nouvelles technologies lorsque celles-ci constituent un pouvoir hors de tout contrôle, alors même que la transparence est érigée en nouveau principe dans nos sociétés contemporaines. L’artiste nous invite à une réflexion sur les notions d’anonymat, de vie privée et de démocratie. Son œuvre Face to Facebook (2011) procède du vol d’un million de profils d’utilisateurs de Facebook et de leur traitement par un logiciel de reconnaissance faciale, à partir duquel une sélection de 250 000 profils sont publiés sur un site de rencontre fabriqué sur mesure – chaque profil étant trié selon les caractéristiques d’expression du visage [20]. Ce détournement de données est une mise en garde à grande échelle quant aux risques de partage d’informations personnelles sensibles.

Off line

D’autres projets tendent à se déployer hors de l’écosystème numérique et à s’inscrire dans des objets tangibles au sein de l’espace urbain. Plusieurs artistes et collectifs d’artistes choisissent désormais de verser et/ou de transposer l’espace public numérique dans l’espace public de la cité.
C’est le cas notamment des réalisations du collectif d’artistes français Microtruc [21] et du projet Dead Drops porté par l’allemand Aram Bartholl [22] qui investit l’espace de la rue en y déployant des œuvres en réseau mais pourtant off-line, déconnectées d’Internet. Des signes de géolocalisation numérique, des supports de stockage, des flux d’informations, des ondes communicationnelles sont extraites et ainsi libérées du réseau Internet, pour, tout en s’en inspirant, amplifier et peut-être même raviver des relations sociales, des situations de partage et de communication urbaines qui avaient pu être supplantées ou anesthésiées par l’usage massif des seuls réseaux numériques.

Aram Bartholl, Dead Drops

Dead Drops, consiste en l’implantation, hors ligne, dans l’espace public de la ville, d’un réseau anonyme d’échange de fichiers. Des clés USB, sortes de « boîte aux lettres mortes » réactualisant les caches d’informations secrètes utilisées par les espions durant la guerre froide, sont insérées et scellées dans des murs afin de permettre le partage de données libérées de toute velléité de traçage, de surveillance et de contrôle des échanges. Chacun est invité à propager les Dead Drops à travers le monde, selon le mot d’ordre Uncloud your files in cement (« Dé-nuagez vos fichiers dans le ciment ») En y branchant simplement son ordinateur portable, tout un chacun peut à son tour déposer ou télécharger des fichiers en tout anonymat. En 2013, le site en répertoriait et cartographiait les emplacements : 1 088 Dead Drops avaient alors été recensées, correspondant à 4 713 gigabits, dans différentes régions du monde.

Citons également l’œuvre Street Ghost [23] de l’artiste italien Paolo Cirio qui détourne les « portraits photographiques » floutés de Google Street View. Entre Net et Street art, Paolo Cirio imprime les photos floutées de personnes saisies au hasard dans la rue par la Google Car, sans leur autorisation, les imprime et les affiche grandeur nature à l’endroit même de la prise de vue réalisée par les caméras de Google. Ces « Street Ghosts », corps fantomatiques, victimes algorithmiques, interrogent la propriété intellectuelle et l’utilisation des données privées à l’instar de l’artiste Julius Von Bismarck, qui a conçu l’Image Fulgurator [24], instrument pour manipuler physiquement des photographies, affectant clandestinement l’information visuelle des images faites par d’autres. Dès qu’un flash est perçu aux alentours, l’Image Fulgurator – sorte d’appareil photo inversé – projette en une fraction de seconde une image invisible à l’œil nu sur le sujet visé. Ce dispositif de « prise de vue» /« projection de vue » permet d’inverser le processus photographique en intervenant lorsqu’une photo est prise sans que le photographe soit en mesure de détecter quoi que ce soit. La manipulation étant invisible au moment de l’acte photographique, elle n’apparaîtra qu’ensuite, lors du tirage ou de la prévisualisation des photographies à l’écran. Cette intervention de « guérilla photo » permet d’introduire des éléments graphiques dans les photos des autres et peut être utilisée quel que soit l’endroit : en témoigne la projection du NO (non) en collaboration avec l’artiste madrilène Santiago Sierra, lors de la visite du pape Benoît XVI à Madrid en 2011.

Julius von Bismarck & al., Image Fulgurator

Post-Media

À contre-courant de l’idéologie de l’innovation, ces différents projets, low-tech, jouent avec les frontières qui opposent traditionnellement les mondes de l’art et de la technique. Ils interrogent également les modes de communication et les formes relationnelles engendrées par l’écosystème numérique, et participent de l’apparition d’une « démocratie technique » à l’articulation des problématiques du logiciel libre et des réseaux peer to peer.
La question du détournement croise la pratique artistique : les artistes déploient des tactiques contre-hégémoniques [25], font preuve d’inventivité dans l’usage de solutions non prévues d’outils numériques, rejettent les solutions imposées, jusqu’à transformer quelquefois les technologies elles-mêmes, contribuant à en redéfinir la forme et les modalités de mise en société.
Cette « esthétique critique » de l’univers numérique rejoint l’intuition du « prophète de l’âge électronique » et théoricien canadien Marshall McLuhan selon laquelle :

« l’art constitue un contre milieu ou un antidote et un moyen de former la perception et le jugement ». Ce dernier pariait sur « le pouvoir qu’ont les arts de devancer une évolution sociale et technologique future, quelquefois plus d’une génération à l’avance » : « (Car) l’art est un radar, une sorte de système de détection à distance, qui nous permet de détecter des phénomènes sociaux et psychologiques assez tôt pour nous y préparer […] ». Si l’art est bien un système d’alerte préalable, comme on appelait le radar, il peut devenir « extrêmement pertinent non seulement à l’étude des media, mais aussi à la création de moyens de les dominer » [26].

À cet égard, les pratiques interventionnistes que nous avons examinées, à mi chemin de l’art et du médiactivisme, proposent d’amplifier, de faire résonner, de transformer le relief des innovations technologiques et leur impact social. Ces projets font également de notre écosystème numérique un « problème public » au sens du philosophe pragmatiste américain John Dewey, selon lequel l’art, comme expérience, est en effet toujours transactionnel, contextuel (situationnel), spatio-temporel, qualitatif, narratif, etc. L’expérience, telle que la définit Dewey [27], et même si ce terme peut avoir dans son vocabulaire une valeur polysémique, doit toujours être comprise en termes de relation, d’interaction et de transaction, entre des êtres ou entités qui ne sont pas premiers, mais qui émergent à travers l’interaction.

Cette philosophie « pragmatiste de l’esthétique [28] » s’intéresse en effet moins aux qualifications essentialistes de l’art qu’à ses fonctionnements contextuels et hétéronomes. À l’opposé des discours qui octroient un statut d’exception à l’art en le soustrayant du cours ordinaire de la vie, John Dewey et Richard Shusterman ont promu une vision opératoire de l’art dans la cité. Ils nous ont montré tout le bénéfice que l’on pouvait tirer à envisager l’art dans sa dimension opératoire, comme un opérateur de pratiques qui fait bouger les lignes de notre expérience ordinaire. L’art qui intervient dans l’arène des débats publics, s’inscrit dans une histoire, rend les citoyens capables de créer et de transformer leur monde. Dans ce contexte, au-delà de la démarche artistique, les praticiens des nouveaux média s’engagent dans une politique esthétique de perturbation low-tech, d’intervention et d’éducation technique et visuelle.


Notes

[1] Cf. Andrew Feenberg, Pour une théorie critique de la technique, Montréal, Lux, 2014.
[2] Cf. Siegfried Zielinski, Deep Time of the Media : Toward an Archeology of Hearing and Seing by Technical Means, Cambridge, MIT Press, 2006. Jussi Parikka, Digital Contagions. A Media Archaeology of Computer Viruses, New York, Peter Lang, 2007. Jussi Parikka, Qu’est-ce que l’archéologie des média ?, trad. fr., Grenoble, UGA, 2017. Yves Citton, Médiarchie, Paris, Seuil, 2017.
[3] Jean-Paul Fourmentraux, L’œuvre Virale. Net art et culture Hacker, Bruxelles, La Lettre Volée, 2013.
[4] Cf. Jodi, We love your computer – Jodi, OSS – Jodi, Error 404.
[5] Cf. Jaromil, :(){ :|:& };: – ou de la bohème digitale.
[6] Cf. Jaromil, P0ES1S.
[7] Le sens informatique de « to hack into a data base » renvoie à l’action de s’introduire en fraude dans une base de données : il génère les termes hacking (piratage) et hacker (pirate informatique). Pour un premier manifeste du Net art
« hacktiviste » voir Joachim Blank : www.irational.org/cern/Netart.txt. Voir aussi Eric S. Raymond, Comment devenir un Hacker. Himanen Pekka, L’éthique Hacker, Exils Editeur, 2001 et plus récemment, Levy Steven, L’éthique des Hackers, Paris, Globe, 2013.
[8] Cf. http://www.rhizome.org/carnivore crée par le RSG : un collectif international qui associe informaticiens et artistes.
[9] Cf. Josh On de Futurefarmers, Anti-wargame.
[10] Cf. Heath Bunting, www.irational.org.
[11] Cf. RTMARK, http://www.rtmark.com et The YES MEN http://www.theyesmen.org.
[12] Cf. Etoy Corporation, http://www.etoy.com.
[13] Cf. The Centre of Attention, E-mail Art, du 12 août au 16 septembre 2002, Londres http://www.thecentreofattention.org.
[14] Cf. dès 1995 [La lettre] d’Antoine Moreau (am@antoinemoreau.org), Pour infos/l’actualité du monde de l’art de Xavier Cahen (cahen.x@levels9.com), Olala Paris, de Georges Victor (Antoine Schmitt) (olalaParis@ml.free.fr), Nettime.fr, de Nathalie Magnan (natmagnan@altern.org) (nettime-fr@samizdat.net), Rhizome (netartnews@rhizome.org).
[15] Cf. Mouchette http://www.mouchette.org
[16] Cf. Christophe Bruno http://www.christophebruno.com. Proche du Trace noizer, l’œuvre Dreamlogs http://www.iterature.com/dream-logs parodie le règne de l’autoédition en générant des blogs à l’insu des internautes à partir de leurs recherches et navigation sur Google. Dans Human Browser, un être humain incarne le World Wide Web (2001 – 2006) http://www.iterature.com/human-browser/fr/index.php, 1er Prix du Share Festival, Turin – Jan 23-28, 2007. Voir aussi WIFI SM, Feel the Global pain, 2007. Pour un autre exemple de détournement d’une application Web (Flickr) voir Mario Klingemann, Flickeur, Royaume-Uni, 2006.
[17] Cf. Julien Levesque, Street Views Patchwork, 2009-2013.
[18] Jon Rafman, 9 Eyes, 2011-2014.
[19] On trouvera une généalogie de l’idée d’image opératoire et d’œil/machine ou de machines de vision (drones, caméras de surveillance, satellites, webcams, jeux vidéo de simulation, etc.) dans l’œuvre d’Harun Farocki. Voir Harun Farocki, Films, Paris, Théâtre Typographie, 2007.
[20] Voir Paolo Cirio, Face to Facebook, 2011
[21] Voir Collectif Microtruc, http://www.microtruc.net (Caroline Delieutraz, Julien Levesque et Albertine Meunier).
[22] Voir Aram Bartholl, http://datenform.de et notamment ses interventions dans l’espace public : Map (2006-2013), Dead Drops (2010-2012). Voir aussi les projets de Julian Oliver, http://julianoliver.com, tels que Newstweek réalisé avec Danja Vasiliev (2012).
[23] Paolo Cirio, Street Ghosts, 2011-2014.
[24] Julius Von Bismark, Fulgurator.
[25] Voir Michel De Certeau, L’Invention du quotidien : arts de faire, Paris, Gallimard, 1990.
[26] Marshall McLuhan, Pour comprendre les média : les prolongements technologiques de l’Homme, Paris, Le Seuil, 1968, p. 15-17. Michel De Certeau, L’Invention du quotidien : arts de faire, Paris, Gallimard, 1990.
[27] John Dewey, L’art comme expérience, Pau, Publications de l’université de Pau, Éditions Farrago, 2005.
[28] John Dewey, Le public et ses problèmes, Paris, Gallimard, 2010 — L’art comme expérience, Pau, Publications de l’université de Pau, Éditions Farrago, 2005.

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<p><em>Note des éditeurs : Communication du 26 mai 2018 à 15h00. Envoi par courriel aux éditeurs le 16 juin à 23h59.</em></p> <hr class="wp-block-separator