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Actes du Colloque "Art, littérature et réseaux sociaux" 22 > 27 mai 2018 CCI Cerisy-la-Salle

Human Computers, ou l’histoire laborieuse de la computation

Le 16/06/2018 à 14:45 par RYBN et Marie Lechner @rybn-et-marie-lechner

Note des éditeurs : Communication du 26 mai 2018 à 10h30. Envoi par courriel aux éditeurs le 16 juin à 14h45.


Avant-propos

« Human Computers » est un projet de recherche extradisciplinaire mené par RYBN.ORG et Marie Lechner dans le cadre du PAMAL. Ce projet de recherche s’intéresse aux relations étroites qu’entretiennent les machines computationnelles et l’Organisation Scientifique du Travail.

Il s’agit à la fois de mettre en lumière les conditions actuelles de travail dans le régime du digital labor en s’inscrivant dans une perspective d’analyse media archéologique, et de dévoiler les conditions de production de l’Intelligence Artificielle et de la gouvernementalité algorithmique [1].

Les liens entre computation et organisation du travail sont ici mis en lumière à travers plusieurs récits imbriqués les uns dans les autres, où se rencontrent économistes, ingénieurs, horlogers, industriels et géants du web, mathématiciens et cybernéticiens, autour d’ouvrages aussi divers que le calcul de tables logarithmiques, de cartes astronomiques ou les calculs balistiques, entrepris selon les principes qui régissent l’organisation du travail dans les usines.

À l’intersection de ces différentes histoires, émerge la figure du human computer [2], ces « petites mains » qui réalisent les calculs.

Ce projet commence avec la lecture d’un post sur le blog de Twitter [3], en 2014, où les ingénieurs du réseau social expliquent que leurs algorithmes sont entraînés par des Mechanical Turks, afin d’améliorer la pertinence des réponses, afin de faire des corrélations entres des événements et des tweets qui sont impossibles à réaliser de manière automatisée, et qui, par conséquent, nécessitent une intervention humaine. Cette histoire contient en elle, de manière concentrée, toute l’actualité du numérique, et toute l’histoire de la computation au regard de l’histoire de la théorie économique.

De ces travailleurs invisibles, nous avons voulu retracer l’histoire, et comprendre comment nous en étions arrivés là.

Ce récit doit beaucoup aux recherches et aux œuvres de Edgar Allan Poe [4], Jean-Louis Peaucelle [5], Philippe Aigrain [6], Alexandre Laumonier [7], Philippe Lamy [8] et David Grier.

Partie 1. des calculs comme on fait les épingles

RYBN - Human Computers

Adam Smith et la division du travail

Si le concept de division du travail est généralement attribué à Adam Smith, c’est en réalité Bernard de Mandeville qui en a la paternité, en mobilisant ce concept dans son ouvrage La fable des abeilles, édité en 1714.

« En divisant et en subdivisant les occupations d’un grand service, en de nombreuses parties, on peut rendre le travail de chacun si clair et si certain qu’une fois qu’il en aura un peu pris l’habitude, il lui sera presque impossible de commettre des erreurs … »

Le terme sera de fait popularisé en 1776 par Adam Smith, dans son ouvrage Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations.

« Prenons un exemple dans une manufacture de la plus petite importance, mais où la division du travail s’est fait souvent remarquer : une manufacture d’épingles. Un homme qui ne serait pas façonné à ce genre d’ouvrage, dont la division du travail a fait un métier particulier, ni accoutumé à se servir des instruments qui y sont en usage, dont l’invention est probablement due encore à la division du travail, cet ouvrier, quelque adroit qu’il fût, pourrait peut-être à peine faire une épingle dans toute sa journée, et certainement il n’en ferait pas une vingtaine. Mais de la manière dont cette industrie est maintenant conduite, non seulement l’ouvrage entier forme un métier particulier, niais même cet ouvrage est divisé en un grand nombre de branches, dont la plupart constituent autant de métiers particuliers. Un ouvrier lie le fil à la bobille, un autre le dresse, un troisième coupe la dressée, un quatrième empointe, un cinquième est employé à émoudre le bout qui doit recevoir la tête. Cette tête est elle-même l’objet de deux ou trois opérations séparées : la frapper est une besogne parti­culière ; blanchir les épingles en est une autre ; c’est même un métier distinct et séparé que de piquer les papiers et d’y bouter les épingles ; enfin l’important travail de faire une épingle est divisé en dix-huit opérations distinctes ou environ, lesquelles, dans certaines fabriques, sont remplies par autant de mains différentes, quoique dans d’autres le même ouvrier en remplisse deux ou trois. J’ai vu une petite manufacture de ce genre qui n’employait que dix ouvriers, et où par conséquent quelques-uns d’eux étaient chargés de deux ou trois opérations.

Mais, quoique la fabrique fût fort pauvre et, par cette raison, mal outillée, cependant, quand ils se mettaient en train, ils venaient à bout de faire entre eux environ douze livres d’épingles par jour : or, chaque livre contient au delà de quatre mille épingles de taille moyenne. Ainsi ces dix ouvriers pouvaient faire entre eux plus de quarante-huit milliers d’épingles dans une journée ; donc chaque ouvrier, faisant une dixième partie de ce produit, peut être considéré comme faisant dans sa journée quatre mille huit cents épingles. Mais s’ils avaient tous travaillé à part et indépendamment les uns des autres, et s’ils n’avaient pas été façonnés à cette besogne particulière, chacun d’eux assurément n’eût pas fait vingt épingles, peut-être pas une seule, dans sa journée, c’est-à-dire pas, à coup sûr, la deux cent quarantième partie, et pas peut-être la quatre mille huit centième partie de ce qu’ils sont maintenant en état de faire, en conséquence d’une division et d’une combinaison convenables de leurs différentes opérations.

Dans tout autre art et manufacture, les effets de la division du travail sont les mêmes que ceux que nous venons d’observer dans la fabrique d’une épingle, quoiqu’en un grand nombre le travail ne puisse pas être aussi subdivisé ni réduit à des opérations d’une aussi grande simplicité. Toutefois, dans chaque art, la division du travail, aussi loin qu’elle peut y être portée, donne lieu à un accroissement proportionnel dans la puissance productive du travail. C’est cet avantage qui parait avoir donné naissance à la séparation des divers emplois et métiers. » [9]

Plusieurs articles mentionnent l’influence qu’aurait eu sur Adam Smith, un article de l’Encyclopédie décrivant les manufactures d’épingles. Cet article lui aurait inspiré cette image rhétorique, au cœur de la genèse d’un mythe moderne [10]. En économie classique, Adam Smith et ses épingles sont effectivement indissociables de la division du travail.

En forgeant sa thèse à ce moment précis de l’histoire autour de cette image forte, Adam Smith va avoir un impact immense, tant dans le milieu intellectuel de son époque, que dans les manufactures ou dans l’ingénierie. Cette influence persiste encore aujourd’hui.

De Prony et les tables logarithmiques

En premier lieu, elle inspirera en 1793 un ingénieur français, Gaspard de Prony, dans la réalisation d’un ouvrage mathématique de grande ampleur, l’établissement des tables de logarithmes pour le bureau du cadastre.

En l’an II de la République Française, Gaspard de Prony est missionné par le comité de Salut Public pour réaliser les calculs des grandes tables logarithmiques et trigonométriques. Nous sommes alors, en France, en pleine période de standardisation et de normalisation des étalons des unités de mesure.

Sur proposition de Lazare Carnot, le comité de Salut Public met à la disposition du bureau du cadastre d’importantes ressources humaines, afin

« d’élever à la gloire du système métrique français un monument de calcul plus grandiose qu’on n’en exécuta jamais, ni même qu’on en conçut  ».

Ces tables regroupent les logarithmes des 200 000 premiers nombres, allant de 7 à 19 décimales (selon les versions), ainsi que les fonctions trigonométriques des 10 000 premiers 100 000 ièmes du cercle à 25 décimales.

Pour parfaire cet ouvrage monumental, Gaspard de Prony s’inspirera des thèses d’Adam Smith, en établissant la tenue des calculs sur le modèle de la division du travail ayant cours dans les manufactures, au point que Gaspard de Prony dira :

« Je ferai mes calculs comme on fait des épingles ».

Dans son ouvrage Éclaircissements sur un point de l’histoire des grandes tables trigonométriques, il revient sur l’organisation du travail du bureau du cadastre.

« J’avais employé, pour tous ces calculs, la méthode manufacturière des différences, et 150 à 200 calculateurs, à qui il suffisait de savoir les deux premières règles de l’arithmétique, remplissaient les pages de mes in-folio.

Il est aisé de comprendre comment cette méthode rend possible et commode la distribution du travail à autant de calculateurs qu’on veut, parmi lesquels il suffit d’en avoir un très petit nombre exercés à la théorie du calcul et à l’analyse : ce qu’on doit exiger rigoureusement des autres se réduisant à écrire lisiblement les chiffres, et à savoir faire l’addition et la soustraction numériques.

D’après ce plan, les calculateurs du cadastre ont été divisés en 3 sections : la première section était composée de 5 à 6 mathématiciens d’un très grand mérite… Ils s’occupaient de la partie analytique du travail, et en général de l’application de la méthode des différences à la formation des tables, du calcul de plusieurs nombres fondamentaux, etc. (calculs des pivots)

La deuxième section contenait 7 à 8 calculateurs exercés tant aux calculs arithmétiques qu’à l’analyse : ils étaient employés à déduire des formules générales les nombres et différences formant les points de départ et d’arrivée des intervalles, à vérifier les cahiers qu’on leur faisait repasser de la troisième section, etc. …

Le résultat du travail des mathématiciens dont je viens de parler était de remplir la première ligne horizontale et la dernière ligne verticale d’un certain nombre de tableaux qu’on distribuait aux calculateurs de la troisième section et ceux-ci au moyen des deux lignes qui leur étaient données remplissaient tout le surplus de l’aire de la table par de simples additions ou soustractions : ils ont été communément au nombre de 60 ou 80 ; les 9/10 ième au moins d’entre eux savaient tout au plus les 2 ou 4 premières règles de l’arithmétique et ceux qui en savaient davantage n’ont toujours pas été les moins sujets à erreur. »

De Prony organise le travail en trois groupes distincts, sur un modèle pyramidal. Le premier groupe rassemble ces mathématiciens de grand mérite, qui sont chargés d’établir les algorithmes généraux des calcul, qui organisent et découpent le travail. Le deuxième groupe organise ensuite les calculs pour le troisième, en préparant des jalons, ou des formulaires dont ils indiquent les chiffres de départ et d’arrivée, destinés à recevoir les résultats intermédiaires, permettant aux troisième groupe, celui des calculateurs, de remplir ces formulaires en ne réalisant que des opérations simples, additions et soustractions.

Au delà de ces trois grands groupes, le travail est réparti entre différentes fonctions selon les capacités nécessaires : mathématiciens, calculateurs, encadrement des calculs, géographes employés à l’interpolation et vérificateurs.

Une première version réduite est produite de 1793 à 1795, les logarithmes ne comportent que 7 décimales, au lieu des 24 prescrites. Les manuscrits sont truffés d’erreurs. Un concurrent, Callet, publie en 1795 des tables contenant moins d’erreurs et monopolise alors le marché. Les erreurs paraissent pouvoir être attribuées soit à des erreurs de calculs, soit à des erreurs commises par les typographes.

Cette première version est suivie d’une deixième version, réalisée entre 1795 et 1797. Pour réduire le nombre d’erreurs, De Prony s’engage dans un processus de contrôle des calculs. Tous les calculs sont faits deux fois, puis comparés et refaits si il y a discordance. Ces versions proposent une version complète, à 24 décimales. Après deux ans de travail, les manuscrits sont inspectés, et on constate environ 20,000 erreurs sur l’ensemble des calculs, soit 0,2 %. La méthode de calcul en soi génère un certain nombre d’erreurs sur les manuscrits du fait de la répétition des additions et des soustractions. On estime aussi que le calcul des pivots a pu être une source d’erreurs, car on ne sait si ces calculs ont été vérifiés.

Une troisième version sera réalisée, utilisant la même méthode que la précédente, et contenant a peu près autant d’erreurs.

On estime qu’en 1794 près de 46 personnes, dont 8 mathématiciens pour le calcul des pivots, et 15 calculateurs sont mis au travail sur ce projet, qui s’effectue sur 1 an et 7 mois, à raison de 200 calculs par jours. En 1795, les effectifs montent à près de 75 personnes. En 1797, les effectifs ne sont plus que de 34 personnes, suite à la découverte des erreurs. En 1802, le bureau du cadastre est fermé sur décision de Napoléon.

Le Comité de Salut Public avait décrété le 11 mai 1794 que 10 000 exemplaires des tables devraient être imprimés aux frais de la République, un nombre d’exemplaires colossal pour l’époque. Ils ne seront pourtant jamais publiés. Il ne restent que les manuscrits. Les causes de cette non publication sont multiples : changements et instabilité des standardisations de l’époque, difficultés financières du gouvernement, et surtout, inexactitudes des résultats des calculs.

Gaspard de Prony, malgré l’échec relatif de ce projet, finira directeur de l’Ecole des Mines.

Babbage et la mécanisation

Le grand ouvrage de Gaspard de Prony ne sera jamais publié, mais les manuscrits seront conservés dans les archives de l’Observatoire de Paris. C’est à cet endroit qu’elles seront consultées et étudiées par Charles Babbage en 1819.

Babbage, devant les multiples erreurs qui parsèment l’ouvrage, s’orientera vers une mécanisation totale de la production. L’histoire est connue, et aboutira à la création de la machine à différence, et à la mise au point des plans de la machine analytique – des arithmomètres avec un programme à carte perforée, importé des métiers Jacquard – machines considérées comme les premiers ordinateurs, bien que la dernière n’ait pas vu le jour du vivant de Babbage.

Mais au-delà de cette première filiation sur les machines computationnelles, Charles Babbage est également très impliqué dans la théorie de la division du travail. Il publie d’ailleurs un traité sur ce sujet et celui de la mécanisation en 1832, On the Economy of Machinery and Manufactures.

Babbage critique les théories d’Adam Smith, critique sur la forme et non le fond, car il en accepte et perpétue la logique. Pour synthétiser les divergences entre Smith et Babbage : Babbage pense que la mécanisation est la cause de la division du travail (pensée d’ingénieur), alors que Smith pense que la division mène vers la mécanisation (pensée d’économiste). Babbage en bon ingénieur, pense à l’optimisation des ressources, et à une organisation prenant en compte les compétences de chacun, en assignant aux humains le travail selon leurs compétence, et non en découpant les taches uniformément, comme le propose Adam Smith.

Taylorisme et Organisation Scientifique du Travail

L’Organisation Scientifique du Travail (OST) se constitue au début du XXème siècle, avec des pionniers comme Henri Fayol (avec le Fayolisme en France), et Frederick Winslow Taylor (Taylorisme) aux États Unis.

Dans les années 1900, Frederic Winslow Taylor, un ancien ouvrier devenu ingénieur, va réadapter les théories de la division du travail aux changements rapides des infrastructures techniques et des nouvelles possibilités de production industrielles. Ce sera l’Organisation Scientifique du Travail, théorisée dans son ouvrage fondateur, The Principles of Scientific Management, publié en 1911.

Le principe fondateur du Taylorisme réside dans une double division :

  • Une division verticale du travail, soit la stricte séparation entre la conception des tâches par les ingénieurs et leur exécution par les ouvriers.
  • Une division horizontale du travail, soit une répartition optimale entre postes de travail, de façon à minimiser les doublons et les ambiguïtés.

Avec l’application du Taylorisme survient l’obtention de gains notables de productivité. Les ouvriers voient leur rémunération fortement augmenter, alors que les prix des produits industriels baissent, entraînant le modèle productiviste dans une course effrénée d’offres et de demandes en hausse permanente.

Cependant, ces progrès techniques pour les ouvriers s’accompagne d’un sentiment de dépossession de leur expertise, désormais réservée aux seuls ingénieurs.

Contrairement à ce qu’on affirme souvent, Taylor n’a pas théorisé le travail à la chaîne. Il a toujours appliqué ses méthodes dans des ateliers équipés de machines-outils, et non sur des chaînes d’assemblage. Il souhaitait seulement que chaque ouvrier soit formé à la meilleure méthode de travail possible, et non qu’il soit réduit à effectuer inlassablement un seul geste sur une chaîne.

L’organisation proposée par Taylor rencontre aussi de nombreuses résistances lors de ses mises en application, par exemple, l’American Federation of Labour l’accuse de chercher à transformer les ouvriers en machines, et fait pression sur les milieux politiques pour obtenir l’interdiction de ces méthodes dans les établissements industriels dépendants des pouvoirs publics.

Frederick Winslow Taylor meurt en 1915, sans voir ses méthodes appliquées. Elles seront rapidement adoptées par la suite.

Travail à la chaîne

« L’idée générale de la chaîne m’est venue en regardant les bennes utilisées dans les abattoirs pour parer les bœufs »

L’étape suivante sera popularisée par Henry Ford aux États Unis, et Louis Renault, qui partageront tous deux, au-delà de leurs vision stratégiques, des proximités avec le régime nazi.

Ces deux industriels vont intégrer le travail à la chaîne dans l’organisation tayloriste du travail, afin d’en maximiser les rendements. Pour Henri Ford, l’idée lui vient à la suite d’une visite des abattoirs de Chicago, où les morceaux de viandes sont transportés sur des chaînes.

Son idée est d’adjoindre à la division verticale du travail du taylorisme une division additionnelle, afin de parfaire la parcellisation des tâches prônée par Adam Smith. Chaque ouvrier ne doit effectuer qu’une seule et unique tâche, et tous les ouvriers sont répartis le long d’une chaîne mobile sur laquelle se déplacent les automobiles en cours d’assemblage.

Comme Taylor, Ford cherche à faire retomber une partie des bénéfices sur les salaires des ouvriers, afin de doper la demande, avec des résultats stratosphériques. Mais avec cette nouvelle étape de parcellisation des tâches, les ouvriers vivent cette nouvelle fragmentation comme une aliénation.

En 1913, Ford installe son premier réseau d’assemblage à Détroit. Mais ces nouveaux principes ne seront cependant appliqués pleinement qu’après la première guerre mondiale, dans l’usine de Rouge River, inaugurée en 1929.

Toyotisme

Taiichi Ōno (1912-1990) développe pour l’entreprise Toyota le modèle d’organisation dit du « toyotisme », qui extrémise encore un peu plus ces modèles d’organisation du travail. Contemporain de la reconstruction du Japon après la deuxième guerre mondiale, il hybride les concepts Tayloristes et Fordistes à ceux de la cybernétique, dont il est contemporain. Le toyotisme repose sur les principes du Juste à temps (Kanban) et des 5 Zéros (Zéro panne, Zéro défaut, Zéro déchet, Zéro papier, Zéro stock). Le modèle tend vers une optimisation intégrale, une réduction des coûts et une meilleure réactivité à la demande.

De la cybernétique, le modèle Toyotiste emprunte aussi les concepts d’auto-apprentissage et de feedback, avec le Jidoka (ou autonomation), cherchant à minimiser le nombre d’opérateurs, par l’automatisation de l’autonomie des machines (arrêts du à la baisse de qualité de la production, de la chauffe), à travers un ensemble de capteurs intégrés à la chaîne de production (les Poka-yoke).

Le feedback vient aussi des équipes d’ouvriers, revalorisant leur travail, à travers le principe du kaizen, qui préside à l’autonomisation des équipes chargées de définir les temps standard de production et de se répartir les diverses opérations de fabrication d’un produit afin de travailler plus efficacement et plus rapidement. Le kaizen décrit parfaitement le principe d’amélioration continue du système.

Cependant, le modèle n’est pas exempt de critiques, loin de là : augmentation infernale des cadences, mise en concurrence et endoctrinement au nom de l’esprit d’entreprise, etc. [11]

Du digital labor

Le digital labor est vulgarisé en 2015 en France par Dominique Cardon et Antonio A. Casilli dans l’ouvrage Qu’est ce que le digital labor ? (2015). Ils retracent l’historique de cette thèse, en se référant tout d’abord aux travaux d’Ursula Huws, et son concept de Cybertariat (2003) qui en pose les bases, puis aux travaux de Trebor Scholtz, et la publication de Digital labor, the internet as a playground and factory (2012). Enfin, en 2014, paraît l’ouvrage de Christian Fuchs Digital labor and Karl Marx, qui fait référence sur le sujet.

Antonio Casilli propose en introduction, une première définition du digital labor :

« nous appelons digital labor la réduction de nos liaisons numériques à un moment du rapport de production, la subsomption du social sous le marchand dans le contexte de nos usages numériques »

Il continue en détaillant le concept à travers les multiples facettes que prend ce concept polymorphe, sur internet et dans l’écosystème numérique, et plus particulièrement sur les réseaux sociaux, à travers l’ensemble des

« activités quotidiennes, des activités des usagers des plateformes sociales, d’objets connectés ou d’application mobile (…) où chaque post, chaque photo, chaque saisie et chaque connexion à ces dispositifs, produit de la valeur (capturée par les propriétaires de la plateforme), encadre la participation (par le biais d’obligations et contraintes contractuelles à la contribution et à la coopération contenues dans les conditions générales d’usages), la mesure (via des indicateurs de popularité, réputation, statuts). »

Et il conclut :

« un travail invisible mais qui se manifeste au travers de nos traces numériques » (…) « chaque clic, chaque j’aime ou commentaire, chaque recommandation est entraîné dans un processus de production spécifique ».

Antonio Casilli et Dominique Cardon mobilisent plusieurs événements qui ont permis d’attirer l’attention sur ce travail non rémunéré, et la transition d’une utopie de l’internet reposant sur une économie du don à la capture par des plateformes de la valeur des contenus produits par les internautes : blogueurs réclamant une rémunération sur les blogs du Huffington Post, monétisation par Twitter des photos de ses utilisateurs.

Mais c’est surtout la plateforme de micro-travail d’Amazon, MTurk, et les Captchas, qui cristallisent pleinement cette entrée dans l’ère du digital labor. Ces dernières représentent des

« contributions de faible intensité et à faible expertise, mise à profit via des algorithmes et des fouilles de données ».

Pour conclure, lapidaire, Antonio A. Casilli avance que la maxime du web bien connue « si c’est gratuit, c’est toi le produit » devrait s’énoncer « si c’est gratuit, c’est que tu y travailles ».

Cependant, si le travail de Antonio A. Casilli et de Dominique Cardon met en lumière les modalités d’exploitation économique qui surviennent avec le web social, le post des ingénieurs de Twitter mentionné en introduction continue de nous donner le vertige, car il nous fait également entrer dans la vallée de l’étrange [12].

Bien plus qu’une simple exploitation économique, ou qu’une nouvelle étape de la fragmentation du travail, cette annonce de Twitter dessine aussi le simulacre de l’intelligence artificielle, qui n’apparaît ici ni comme ce miracle d’innovation dont on nous abreuve, ni comme le récit héroïque de la statistique auto-apprenante.

Avant de nous consacrer pleinement à l’étude du dispositif de micro-travail d’Amazon, nous allons retracer l’histoire des calculateurs humains, du point où nous les avions laissés dans les manufactures de calcul de De Prony, jusqu’à l’avènement du Mechanical Turk.

Partie 2. « sometime in 1944, computers became girls »

Avant que le terme computer ne désigne la machine que nous connaissons, les computers étaient des hommes et des femmes, vieux et jeunes, éduqués ou non, qui faisaient des calculs à la main.

L’ère des human computers débute avec l’invention du calcul à la fin du dix-huitième siècle et atteint son apogée pendant la seconde guerre mondiale avant de décliner rapidement pour disparaître à la fin des années 60. C’est une ère façonnée par les nouveaux développements en mathématiques, mais aussi par les méthodes de la manufacture et du commerce, pour s’attaquer à des problèmes de plus en plus complexes.

Calculer l’orbite complète d’une comète ou la trajectoire d’un obus anti-aérien n’était pas facile à faire pour un seul humain, quel que soit son talent de calculateur. En revanche, une pièce pleine de computers pouvait faire ce travail si la tâche était correctement préparée.

Durant deux siècles, les human computers ont appris comment diviser leur travail, comment l’organiser de manière hiérarchisée, explique David Alan Grier dans son livre When Computers were human paru en 2005, le premier à dresser un tableau détaillé de cette histoire peu connue des sciences et des technologies. Il retrace non seulement la montée des mathématiques dans la science moderne, mais aussi l’introduction des méthodes de l’usine dans les laboratoires.

David Grier fait remonter le début de cette histoire à la comète de Halley. Edmond Halley (1656-1742) est un astronome et ingénieur britannique qui a tenté de calculer l’orbite de la comète qui porte son nom. Il s’est acharné pendant de nombreuses années à trouver une expression mathématique simple pour décrire l’interaction mutuelle du soleil, de Saturne et de Jupiter, sans succès, laissant ce problème irrésolu à la génération suivante. Le mathématicien français Alexis Claude Clairaut qui a repris ce chantier. Il a créé un nouveau modèle mathématique pour l’orbite mais qui ne pouvait être résolu que numériquement.

Durant l’été 1758, avec l’astronome Joseph Jérôme Lalande et Nicole-Reine Lepaute, la femme d’un horloger, ils ont passé près de cinq mois enfermés dans le Palais du Luxembourg pour calculer mathématiquement cette orbite. Clairaut annonça que la comète atteindrait son périhélie (le point le plus proche du soleil) le 13 avril 1759… manqué à 31 jours près.

L’astronomie est à cette époque le secteur le plus gourmand en calculs, avec ses tables astronomiques et ses éphémérides nautiques à l’usage des navigateurs. Après l’expérience de De Prony, décrite en première partie de ce récit, c’est l’Observatoire de Harvard qui commence à embaucher de jeunes femmes comme computers en 1876 ; mais c’est sous la direction d’Edward Charles Pickering (1846-1919) qu’elles vont être recrutées systématiquement pour traiter les données astronomiques et examiner les spectres photographiques d’étoiles. Le travail de ces (près de 80) femmes – parfois surnommées « Harem de Pickering » – permit la confection du Henry Draper Memorial Catalog, un catalogue qui classe plus de 10 000 étoiles en fonction de leur spectre.

Pickering n’était pas particulièrement progressiste. C’est avant tout l’intérêt économique qui motiva son choix : les femmes présentaient l’intérêt de travailler pour un salaire deux fois moindre que ceux de leurs homologues masculins.

L’Observatoire de Harvard dispose d’un document insolite, The Observatory Pinafore, parodie d’un opéra comique anglais intitulé H.M.S. Pinafore de 1878, qui raconte une histoire d’amour sur un navire britannique. Transposée à l’Observatoire de Harvard, cette adaptation retrace le travail routinier de son équipe de calculatrices, et remplace le chœur des marins par le chœur des computers. Écrite en 1879, la pièce fut jouée pour la première fois en 1929.

We work from morn till night
For computing is our duty
We’re faithful and polite
And our record book’s a beauty
With Crelle and Gauss, Chauvenet and Peirce
We labor hard all day;
We add, substract, multiply and divide,
and we never have time to play.

En France, c’est la même préoccupation économique qui est à l’origine de l’introduction d’un personnel féminin dans les observatoires, comme l’analyse Jérôme Lamy dans son article « Division sexuelle du travail et ordre économique capitaliste : le Bureau des dames et la Carte du ciel à l’observatoire de Toulouse (fin XIXe – début XXe siècles) ».

La mise en place de la Carte du ciel, ambitieux projet international de la cartographie céleste, initié en 1887 avec 18 établissement répartis sur tout le globe, a entraîné un surplus de calculs. Le nombre conséquent d’étoiles dont il faut repérer la position et la quantité de calculs induits par ces opérations de mesure, ne permettent pas aux astronomes d’effectuer seuls ces tâches.

L’Observatoire de Paris se dote en 1892 d’un atelier de femmes chargées de faire les fastidieuses mesures de positions d’étoiles, sous la direction de Dorothea Klumpke, première femme à avoir obtenu un doctorat en astronomie.

L’Observatoire de Toulouse reprend le modèle d’organisation parisien en 1895. Le travail de calcul pouvait s’effectuer depuis le domicile. Les calculatrices travaillaient sous la direction d’hommes qui organisaient les tâches. Le modèle industriel s’est imposé, les observatoires devinrent de véritables usines savantes, avec une division poussée des tâches.

On assigne à l’opération mathématique une valeur marchande, avec des prix qui sont fonction de la difficulté du calcul : 0,01 franc de l’heure pour une addition, 0,60 franc de l’heure pour une multiplication.

Main-d’œuvre bon marché et flexible, les calculatrices ou employées auxiliaires n’avaient pas de statut permanent, elles étaient rémunérées à l’heure ou à la journée, s’ajustant selon la loi de l’offre et de la demande. Elles n’avaient que peu de possibilités d’évolution et restaient cantonnées aux tâches calculatoires routinières.

La première guerre mondiale va encore accélérer la demande en calculateurs humains, pour produire notamment les tables de navigation et d’artillerie. Avec les hommes à la guerre, la plupart de ces nouveaux computers étaient des femmes, souvent diplômées.

Face à une évolution rapide de l’armement, et notamment suite au traumatisme provoqué par les raids de Zeppelin sur Londres par l’armée allemande dès janvier 1915, les calculs des trajectoires pour les tirs anti-aériens allaient bientôt constituer l’essentiel de l’effort. Aux États-Unis, l’armée avait recruté deux importants groupes de computers, 60 hommes travaillaient à Aberdeen pour collecter et traiter les données balistiques et à Washington DC, un groupe de 10, qui comportait des femmes, produisait des tables de portée des projectiles.

La période qui suit la première guerre mondiale voit le secteur des human computers s’organiser et se professionnaliser aux États-Unis. Parmi les personnalités importantes, on retrouve notamment Gertrude Blanch (1898-1996), doctorante en mathématiques, qui a dirigé l’un des plus vastes et sophistiqués groupes de calculateurs des États-Unis avant l’avènement de l’ordinateur électronique, au sein du Mathematical Tables Project. Ce projet fut porté et financé par le WPA (Work Projects Administration), une agence gouvernementale qui s’employait à créer des emplois dans le sillon de Grande Dépression. Près de 450 personnes, souvent au chômage et peu qualifiées, avaient ainsi été recrutées pour élaborer des tables de fonctions mathématiques supérieures (comme les fonctions exponentielles, les logarithmes, et les fonctions trigonométriques).

Gertrude Blanch était chargée de préparer le travail des calculateurs et avait décortiqué chaque étape des calculs de manière assez similaire à celle de De Prony. Chaque calculateur était responsable d’une seule opération, un groupe faisait les additions, l’autre les soustractions, un groupe plus restreint les multiplications. Ils travaillaient dans des plateaux ouverts sur de longues tables alignés dans un bâtiment industriel de New York. La qualité de ces tables publiées en 28 volumes en feront une référence pendant une dizaine d’années. En 1942, l’essentiel du personnel est réorienté vers l’effort de guerre. Gertrude Blanch supervise les calculs pour l’armée, la marine ainsi que divers autres projets militaires.

Avec la seconde guerre mondiale, la demande en calcul explose : trajectoires balistiques, propagation des ondes de choc, tables de navigation, déchiffrement. La pénurie de main-d’œuvre a amplifié l’arrivée des femmes dans ces métiers du calcul au point où, comme l’écrit David Grier, « some time in 1944, computers became girls » quelque part aux alentours de 1944, computers et girls se confondent.

Ainsi George Stibitz, chercheur à Bell Labs, l’un des pères des premiers ordinateurs digitaux, a commencé à classer ses projets de calcul en « girl-years of effort ». L’un des membres du Applied Mathematical Panel, créé pour résoudre des problèmes liés à l’effort militaire, aurait même défini l’unité « kilogirl » qui réfère vraisemblablement à un millier d’heures de calcul fait par une femme.

Mais même à cette époque, le rappelle David Grier, le calcul n’était pas le seul domaine des femmes. C’était le travail des dépossédés, la seule opportunité pour celles et ceux qui n’avaient pas les moyens de poursuivre une carrière scientifique. Les femmes en constituaient un nombre important, mais également les Africains Américains, les Irlandais, les handicapés, et les pauvres en général.

On retrouve les femmes en grand nombre dans la recherche aéronautique et spatiale, notamment au laboratoire aéronautique de Langley, qui était le plus grand centre de recherche de la NACA (ancêtre de la NASA). A Langley, les équipes de computers étaient essentiellement des femmes éduquées. Dans les années 1940, Langley a commencé à recruter des femmes africaines américaines avec un niveau d’enseignement supérieur pour travailler comme computers. En pleine ségrégation, elles étaient une douzaine à œuvrer dans une section séparée, la West Area. L’histoire de certaines d’entre elles a récemment fait l’objet d’un film « Hidden figures » [13].

Pendant la guerre, 200 femmes ont été recrutées à Aberdeen pour calculer à la main les tables de tir pour les obus et autres projectiles. Ces tables qui indiquaient aux militaires comment diriger leurs armes pour atteindre une cible nécessitaient des calculs longs et complexes. Pour établir une seule table de tir, il fallait un mois de calcul opéré par une équipe de 100 femmes. C’est dans ce vivier qu’ont été recrutées en juin 1945, six femmes pour opérer dans le plus grand secret l’ENIAC.

Premier ordinateur entièrement électronique et programmable, l’ENIAC, construit à l’Université de Pennsylvanie à partir de 1943 et parachevé en novembre 1945, devait précisément diminuer drastiquement le temps nécessaire pour ces calculs balistiques. Celles qui programmaient ce monstre d’acier de 30 tonnes s’appelaient Kathleen McNulty, Frances Bilas, Betty Jean Jennings, Elizabeth Snyder Holberton, Ruth Lichterman, et Marlyn Wescoff, collectivement connues sous le nom d’Eniac Girls. Aujourd’hui, elles sont souvent considérées comme les premières programmeuses. Mais dans les années 40, on les appelait simplement des codeuses.

Cette nouvelle machine capable de remplacer des centaines de calculateurs humaines nécessitait cependant une intervention humaine pour mettre en œuvre les problèmes mathématiques. Pourtant quand l’ENIAC a été dévoilé à la presse en 1946, les femmes n’ont jamais été mentionnées – elles sont restées invisibles. Invisibles comme l’étaient les calculateurs ayant participé aux 26 tomes du Mathematical Tables Project. Lors de la présentation publique de l’ENIAC, c’était la machine qui était qualifiée d’intelligente, comme une sorte de tentative d’établir une filiation distincte pour la machine à calculer électronique, qui ignore le dur labeur de ces centaines de calculateurs humains.

A cette période, cette figure du calculateur humain est déjà en train de s’effacer de la mémoire. La plupart des groupes de calcul avaient cessé après la guerre, ou étaient en voie d’être remplacés par des équipements de cartes perforées. La déqualification et la division du travail s’est accélérée dans les années 60, notamment pour les femmes, reléguées à l’entrée des données : les femmes étaient devenues les yeux du computer, qui avaient pris leur place et leur nom.

Aujourd’hui, le même genre de rhétorique est à l’œuvre pour décrire l’intelligence artificielle, qui n’a d’artificielle que le nom, carburant au digital labor, à nos milliers d’actions quotidiennes non rémunérées.

C’est à travers l’étude minutieuse du service du Mechanical Turk d’Amazon, exemplaire des pratiques de l’industrie du numérique, que nous allons tenter de mettre en lumière cette supercherie, qui fait elle même écho au tour qui lui donne son nom, le turc mécanique, construit par Johann Wolfgang von Kempelen.

Partie 3. Du Turc mécanique au Mechanical Turk

Le Turc mécanique

Johann Wolfgang von Kempelen, ingénieur Hongrois, également connu pour ses recherches sur la synthèse vocale mécanique [14], construit en 1770 un automate joueur d’échec, surnommé le « Turc mécanique ».

Il s’agit d’un mannequin de taille humaine, portant un turban, assis derrière un buffet avec un échiquier. Le buffet est rempli d’engrenages complexes ressemblant au mécanisme d’une horloge. L’automate joue aux échecs et sait résoudre le problème du cavalier.

Le Turc mécanique est décrit par Edgar Allan Poe comme « la plus extraordinaire invention de l’humanité », si tant est que son fonctionnement ne repose sur aucune intervention humaine. Or, Kempelen lui-même le considère comme une simple babiole. Et pour cause, l’automate joueur d’échec est un tour, un canular. Les rouages et engrenages dissimulent la cachette d’un joueur, qui contrôle le bras articulé du pantin pour déplacer les pièces et jouer ses coups et qui suit la partie de l’intérieur de sa cachette grâce à un dispositif ingénieux faisant usage d’aimants dissimulés dans les pièces du jeu.

Après l’avoir présenté à la cour de l’impératrice d’Autriche, Kempelen démonte l’automate. Il le remontera 10 ans plus tard, à contrecœur, pour une tournée dans toute l’Europe, sur l’ordre de l’empereur Joseph II du Saint-Empire Romain-Germanique.

Le Turc est acquis quelque temps après la mort de Kempelen en 1804, par Johann Mälzel : musicien, ingénieur, fabriquant d’automates très réalistes, Johann Mälzel est également connu pour avoir déposé le brevet du métronome en 1816, en s’appropriant au passage l’invention de horloger néerlandais, Dietrich Nicolaus Winkel. Le métronome, symbole de la maîtrise du temps et de la cadence, servira entre autres à entraîner les sténographes à taper à la machine le plus vite possible.

Mälzel poursuit les tournées avec le Turc Mécanique, notamment en Angleterre et aux États-Unis. L’automate remporte la plupart des parties.

Charles Babbage, inventeur de la machine à différence, affronte le Turc Mécanique en 1820 à Londres.

Lorsque Edgar Poe tente de percer le mystère du Turc Mécanique dans un essai qu’il écrit en 1836, il compare l’automate à la machine à différence de Babbage, dans une double démonstration :

1. la machine à calculer de Babbage est nettement supérieure à n’importe quel automate, quel que soit son degré de réalisme puisque cette « mécanique de bois et de métal peut computer les tables astronomiques et nautiques jusqu’à n’importe quel point donné (avec) la faculté d’en corriger les erreurs, (et celle) d’imprimer le résultat sans la moindre intervention humaine ».

2. mais le Joueur d’échec de Mälzel est nettement supérieur à la machine à différence de Babbage si tant est qu’il ne s’appuie sur aucune intervention humaine (ce dont il doute) puisque dans une partie d’échec, aucune action n’est prévisible, et aucun calcul n’est linéaire.

D’ailleurs, lorsque Babbage présente à Londres sa machine à différence, sa mise en scène fait écho aux réflexions d’Edgar Poe : il introduit chaque séance publique par une danse d’un automate, Silver Lady, qui représente une danseuse aux mouvements gracieux et très réalistes, avant de dévoiler sa machine à différence, d’apparence plus austère, mais, qui est en réalité bien plus spectaculaire que la Silver Lady.

Le Turc Mécanique est détruit en 1854 dans un incendie au musée Peale à Philadelphie.

Le Turc mécanique d’Amazon, 2005

En 2005, Amazon lance son marché du travail en ligne Amazon Mechanical Turk, ou MTurk.

Amazon, c’est l’un des GAFAM, à la capitalisation boursière faramineuse, plus importante que Google, de plus de 750 milliards de dollars à ce jour. Son modèle économique repose également sur un circuit d’évasion fiscale en Europe, en place jusqu’au scandale des Luxleaks en 2014, grâce à un accord fiscal – ou rescrit – avec le Luxembourg où siège la holding Europe. Amazon reçoit de nombreux cadeaux fiscaux et des subventions partout où l’entreprise implante ses entrepôts.

Les entrepôts de redistribution d’Amazon représentent près de 70 000 hectares, et 100 000 employés dans le monde (chiffres de 2013). Les conditions de travail sont violentes, dégradantes, sous-protégées et sous-syndiqués, sous-rémunérées, précaires. L’organisation est calquée sur le modèle Toyotiste, avec des postes majoritairement peu ou pas qualifiés, faits de tâches simples, répétitives, éprouvantes. Jeff Bezos appelle ses employés ses « hands ». D’ailleurs, un travail sémantique est minutieusement opéré dans toutes les activités de l’entreprise, y compris dans le service mTurc. Les employés sont pilotés par un algorithme – en attendant de pouvoir automatiser toute la chaîne de manière rentable – et leurs performances sont enregistrées en temps réel.

En 2005, Amazon propose un nouveau service en ligne, un marché de micro-travail à la tâche, avec micro-rémunération (de quelques centimes). Le principe est simple : Amazon met en relation des « requesters » (demandeurs) qui proposent des tâches à réaliser, et des « workers» (anciennement providers, fournisseurs), des internautes qui exécutent ces tâches.

Le service a pour slogan : une « intelligence artificielle artificielle », et met en évidence les limites de l’intelligence artificielle qui s’impose dans les médias à coup d’effets d’annonces impressionnants, mais qui utilise les humains comme béquilles, les intégrant à la chaîne de calcul pour exécuter des tâches d’intelligence humaine incontournables que les ordinateurs ne sont pas capables d’exécuter : identifier des objets sur des photos ; rédiger des descriptifs de produits, des évaluations ; répondre à des questions pour des statistiques ; taguer des images et des contenus ; vérifier si un titre est approprié à un contenu ; nettoyer et classer des données ; faire des transcriptions ; etc.

Les utilisateurs du service (demandeurs) peuvent être des entreprises aussi bien que des chercheurs universitaires. Les réseaux sociaux utilisent largement le service : Twitter par exemple, pour mieux cibler les publicités contextuelles ; Google ; Youtube, qui utilise des Mechanical Turks pour modérer les vidéos, c’est-à-dire entraîner une intelligence artificielle à apprendre à modérer les contenus ; Facebook, pour faire de la modération sur les fake news.

Selon Jeff Barr (d’Amazon) :

« Après tout, l’être humain est un processeur comme les autres. Et, contrairement à toutes les idées reçues, c’est peut-être lui qui coûte le moins cher… »

MTurk est également une véritable plateforme de complaisance, un no man’s land juridique. L’utilisation du service ne constitue en rien une relation employeur/employé, ni avec les « demandeurs » ni avec Amazon : les « fournisseurs » ne sont pas rémunérés, l’argent qu’ils touchent est une simple « récompense ».

Le travail effectué et les rémunérations ne sont pas taxées, excepté pour la commission Amazon de 20 % sur la transaction. Les travailleurs ne bénéficient pas de protections sociales, de cotisations sociales, d’assurance-maladies, de congés payés, de retraites, ou de sécurité d’emploi. Le service ne permet pas non plus de représentation salariale, ni de négociation. On atteint un modèle de flexibilité absolue en terme de main d’œuvre.

Amazon rappelle cependant dans les FAQ (questions fréquentes) aux « fournisseurs » de se conformer à la législation du travail au titre de travailleurs indépendants.

80% des fournisseurs vivent aux US, 16 % en Inde. 20 % des travailleurs oeuvrent à « plein-temps ». En 2017, une grande majorité de personnes touchent moins de 5$ de l’heure – tandis que le revenu minimum aux États-unis est de 7,25$. 500 000 tâches sont proposées par jour. 100 000 travailleurs sont disponibles sur la plateforme, pour 2 000 travaillleurs actifs au même moment.

Comme pour ses employés dans les hangars de distribution, Amazon opère un contrôle, un traçage et un profilage des « fournisseurs ». Les « demandeurs » peuvent tester, noter les fournisseurs, accèdent à l’historique de leurs travaux, peuvent refuser un travail effectué influençant négativement la note du « fournisseur ».

En décembre 2017, un millier de « fournisseurs » se regroupent pour la première fois dans une action collective contre Amazon, et écrivent un mail à Bezos.

Pour tenter d’améliorer leur situation, ils créent des plugins pour navigateur afin de trier les bonnes et mauvaises demandes, mettent au point une alarme qui les réveille quand une tache bien payée se présente en pleine nuit, ou créent des forums pour se conseiller mutuellement, offrir un support technique. Malgré ces tentatives de résistance, les « fournisseurs » sont isolés, dispersés autour du globe, cachés derrière leur nom d’utilisateur, face à la force de frappe de l’entreprise multinationale.

Conclusion

En conclusion, nous proposons trois perspectives pour nourrir et ouvrir la réflexion.

En premier lieu, nous suivons les réflexion de Karl Polanyi [15] pour affirmer que certes la marchandisation du travail fait partie des trois piliers du capitalisme, mais qu’il faut également souligner la prééminence des ingénieurs dans les fondations techniques, législatives, conceptuelles et pragmatiques de celui-ci. La figure de Bentham et du panoptique peut nous aider à élargir la réflexion vers le capitalisme de la surveillance.

Avec Alain Supiot [16] qui a théorisé la gouvernance par les nombres, nous sommes en mesure de mettre en lumière l’idéologie cybernétique du capitalisme, déjà présente dans l’un des fondements de l’état moderne, avec Hobbes et son Léviathan.

Nous mobilisons enfin Friedrich Kittler [17] pour garder en tête cette perspective selon laquelle les humains sont des media en vue de la reproduction des media techniques, inversant ainsi les perspectives de recherche. Comme le pensait Babbage, c’est peut être bien la mécanisation qui amène à la division du travail, pas dans le sens historique que Babbage lui a donné, mais peut être contre lui.


Notes

[1] Sur ce sujet, voir les travaux d’Antoinette Rouvroy.
[2] Terme popularisé par David Grier, dans son ouvrage When Computers Were Humans, Princeton, Princeton University Press, 2013.
[3] https://www.zdnet.com/article/twitter-turns-to-amazons-mechanical-turk-judges-to-deliver-more-contextual-ads/
[4] Et tout particulièrement de sa nouvelle Le joueur d’échec de Maelzel.
[5] Pour ses travaux sur Adam Smith et De Prony.
[6] Philippe Aigrain a consacré un article à la fabrique des logarithmes de De Prony et à Charles Babbage : « De l’Organisation au Calcul… Le temps de Charles Babbage » http://paigrain.debatpublic.net/docs/babbage.pdf
[7] Et son livre 5/6, qui mentionne l’histoire de Gaspard de Prony.
[8] Et particulièrement son article « Division sexuelle du travail et ordre économique capitaliste : le Bureau des dames et la Carte du ciel à l’observatoire de Toulouse ».
[9] Adam Smith, Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations, 1776, Paris, Gallimard, 1976, p. 38-39.
[10] Voir sur ce sujet, Jean-Louis Peaucelle, « Raisonner sur les épingles, l’exemple d’Adam Smith sur la division du travail » https://www.cairn.info/revue-d-economie-politique-2005-4-page-499.htm
[11] Parmi les critiques les plus notables, le journaliste japonais Satoshi Kamata a fait une analyse très critique du Toyotisme dans son livre Toyota. L’usine du désespoir, trad. A. L’Hénoret, Paris, Demopolis, 2008.
[12] The Uncanny Valley, concept forgé par Masahiro Mori en 1970. https://en.wikipedia.org/wiki/Uncanny_valley
[13] Hidden Figures (2016) réalisé par Theodore Melfi, écrit par T. Melfi et Allison Schroeder, d’après le livre de Margot Lee Shetterly.
[14] Jonathan Sterne, The Audible Past, Durham, Duke University Press, 2003.
[15] Karl Polanyi, La grande transformation, Paris, Gallimard, 1944.
[16] Alain Supiot, La gouvernance par les nombres, Paris, Fayard, 2015.
[17] Friedrich A. Kittler, Gramophone, Film, Typewriter, trad. F. Vargoz, Dijon, Les Presses du réel, 2017.

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