Faire théâtre des réseaux
Note des éditeurs : Communication du 22 mai 2018 à 15h30. Publication sur la liste de diffusion DONC le 24 mai à 16h54.
Je voudrais commencer par une image, celle d’un écran. Un écran à l’image d’un plateau de théâtre nu, ce serait la première image avant toute autre : seulement un écran qui ferait écran au monde, et qui pourtant nous permettrait sa saisie. Une scénographie qui ferait le vide, et dans lequel se jouerait de relation en relation — on n’oublie jamais qu’on est tous à sept contacts, à sept clics, de toute l’humanité — une plénitude d’affects et de paroles.
Proche et lointain du monde organisés par écrans interposés entre nous et le monde : et déjà cette première image est une image politique avant toute politique instituée. Car le politique serait d’abord, avant tout programme, ce geste qui récuse la politique administrée. Alors cette image nue qui nous destitue du monde institue d’autres rapports au monde : c’est la première image.
À l’écran, rien que cet écran semble-t-il, des fenêtres ouvertes sur d’autres, tournées vers l’intérieur de la machine, et beaucoup de silence, presque autant de silence qu’il y a de mots écrits sur l’écran, et pas de corps, si ce n’est des images de corps – non, en fait, pas de mots, pas d’images, mais des lignes, fuyantes, dérivantes, rêveuses, courses éperdues de ligne en ligne sur la ligne des sites en ligne, et allant peut-être quelque part, indéchiffrables, des lignes de codes fabriquées avec le contraire de lettres, des chiffres plutôt, indéchiffrables donc, si ce n’est sous forme de mots et d’images que l’écran traduit.
On est devant un interprète donc, un interprète qui bascule en langue connue des mots la langue inouïe des chiffres et des données — ce mot de données est aussi généreux qu’illusoire : il ne nous donne rien, au contraire nous prend tout : l’expression « la protection des données » intervient toujours quand nos identités nous sont arrachées.
À l’écran, rien que cet arrachement successif et sans fin, nous qui déposons des bribes de nos vies dans le temps volé que nous concède l’organisation sociale de la vie, et lui, l’écran, qui est à la fois un dépôt et un saccage, le véritable lieu du faux, ou plutôt le moment du vrai – il est vrai que « dans le monde renversé, le vrai est le moment du faux », selon la thèse neuf, toujours neuve, de La Société du Spectacle de Guy Debord.
Justement, dans la société qui est la nôtre, on peine à distinguer le monde de son spectacle, et le spectacle de la société qui le produit, le spectacle est à lui-même sa fin, et son origine, le régime propre de son apparition. Ce n’est plus le monde qui est un théâtre, où selon la banalité shakespearienne, « tous, hommes et femmes ne sont que les acteurs », mais le théâtre qui a disparu dans le monde, et le monde qui s’est absorbé comme théâtre de ses propres représentations : où les représentants du peuple ne nous représentent plus, où rien ne distingue plus la télé-réalité des mariages princiers des jeux de rôle des gouvernements sur les chaînes des infos dites continues.
Cette forme supra-organisée du rituel social, des rôles et des conventions, où le mot dramaturgie ne sert plus qu’à désigner le mécanisme des soubresauts politiques, où la coulisse n’est plus que le terme propre des espaces où le pouvoir se joue, où la scène est une tribune après avoir été un échafaud, où rien du monde ne se conserve dans le théâtre, mais où tout le théâtre suffit pour dire le monde, et d’abord, qu’il est « plein de bruits et de fureur et qu’il signifie
rien » — traduction rigoureuse de la phrase à la syntaxe douteuse et vertigineuse de l’autre banalité shakespearienne : ce n’est pas qu’il ne signifie rien, mais qu’il signifie : rien.
Rien est d’abord un vide politique : soit un consensus. Un espace policé : un espace de la police, selon le mot de Jacques Rancière.
Ce qui importe, pour moi, pour nous, c’est de réarmer le mot politique par le dissensus, le conflit. C’est de trouver un lieu contre l’organisation politique des institutions fabriquant du consensus anesthésiant, de la docilité et de l’aliénation, et ce lieu émancipé du consensus, le théâtre nous en donne une vue, non comme refuge mais comme levier. Espace par nature de l’agôn, du conflit et du dissensus, le théâtre peut nous permettre de penser aussi la possibilité du politique par le conflit : là, interviendrait le contraire du rien policé, la lutte, l’art peut-être.
Je voudrais partir du rien, de ce vide politique qui nous entoure, consensus qui nous menace, nous aliène.
Ce rien des écrans nus est d’abord l’utopie de la police : l’économie morale des écrans à laquelle rêve l’industrie est ce rien – un rien qui rapporte mais ne coûte rien ; et contre ce rien, sans doute faudrait-il opposer d’autres plénitudes, d’autres force de {dépense}.
Ce rien est dans le discours majoritaire, saisi d’abord comme un vide : c’est l’antienne connue pour qualifier — disqualifier — la vie en réseau, cette vie virtuelle, cette vie en moins, cette non-vie, ou pour de faux, et par défaut, dont l’agitation permanente des bavardages froisse tant les moralistes de notre époque qui n’y voient qu’invectives, horizontalités éparses sans verticalité ordonnatrice, anonymat, post-humanisme qui ne serait qu’un anti-humanisme, obscurité, ténèbres des espaces interlopes où la juridiction (la police) est toujours en retard malgré l’effort de la loi pour venir dans ces dark spaces, espaces étendus, effrayants, illicites, lieux de rencontres où les hommes s’abordent dans la nuit pour demander quoi, et offrir quoi d’eux, eux qui s’avancent ici sans rien, pas même avec leurs corps. Ces lieux sont tout un théâtre, de Beckett à Koltès, de Müller à Gabily.
Par là, on voit que ce rien est quelque chose : que contre la volonté policé du réseau déterminé, se joue un usage non policé, mais striés, hostiles, ténébreux.
Monde du réseau qui ne serait pas ce rien qu’on pensait, mais l’envers du rien peut-être : cette marge, ou marginalité du monde comme principe actif.
L’écran serait cet envers du réel, le contraire du monde, de la vie (De la mort même ? Éprouvez-vous le même trouble que moi en visitant les sites ou les pages Facebook, les comptes twitter de personnes mortes, et bien davantage encore que les livres d’auteurs morts : décidément l’écran bien davantage que dans les livres, est l’espace contraire du sacré, du temple, de la sépulture ?), le contraire absolu de toute chose.
Quoi donc, et comment l’approcher, le nommer poétiquement pour mieux le saisir politiquement ?
« J’ai toujours détesté le théâtre », confie le dramaturge Bernard-Marie Koltès dans un entretien, « j’ai toujours détesté le théâtre parce que c’est le contraire de la vie. Mais j’y reviens toujours et je l’aime parce que c’est le seul endroit où on dit que c’est le contraire de la vie ».
Théâtre : lieu où interprètes sur un plateau nu, depuis sa nudité, à partir de l’indétermination du lieu, lèvent des paroles inouïes dans le silence regardé de tous, publics immobiles, tandis que sur la scène des corps dressent leurs simulacres de corps, identités provisoirement empruntées à des rôles fictifs pour mieux jouer d’autres vies toutes plus ou moins impossibles, commerces illicites des paroles données après que le monde s’arrête, dans les marges du temps, le soir, temps où on se rend au théâtre, quand la ville se couche, que la vie sociale prend du repos, qu’on se permet alors d’écouter dans cet interrègne du jour et de la ligne, et dans le noir salle armé de la perversion la plus terrible et vaine, des paroles jetées à d’autres que nous, et que nous prendrons pour nous — parce qu’elles sont dites pour cela et les ténèbres.
Politique déjà cet art d’avoir lieu en dehors de ce qui est institué comme socialement normé, normal.
Théâtre peut-être : théâtre et tout ce que je viens de décrire, nuit comprise, marge comprise et ténèbres aussi, le web, dark web mais pas seulement : le net comme cet espace des paroles à côté des paroles, et pas en dehors du monde, mais au dedans du monde, et qui ainsi le dévisage, l’envisage, voudrait en intercepter des forces pour le défigurer parfois, masque grossissant du monde aussi.
Théâtre et Net : est-ce une métaphore, ou une analogie ? Ou est-ce le théâtre qui est une analogie d’un rapport au monde qui excède du théâtre sa pratique culturelle – méprisable si elle n’était que cela. En partage, un même rapport au monde qui désigne un processus et un mode d’être au monde qui le révèle, nous réarme face au monde, organise notre colère — autre manière de définir la politique : cette expression de la chorégraphe Maguy Marin : « organiser le pessimisme », —, expérience qui nous affecte d’émotions qu’on ignorait, et de pensées qui nous dévisagent aussi.
Dès lors, proposer cette mise en regard du théâtre et du net, ce ne sera pas penser les apports numériques dans la fabrication de la scène contemporaine, mais essayer de penser politiquement comment l’expérience qu’est le théâtre peut nous faire désigner l’expérience de l’écriture et de la lecture en réseau, pour tâcher de la décloisonner d’une approche soit anthropologique ou sociologique des réseaux, soit techniciste du net. En faisant le pari qu’il s’agit d’une expérience, d’une part, et que celle-ci n’est en rien nouvelle, mais puise dans un héritage que le web creuse et réagence. Devant cette double impasse – celle qui ferait du web une pure nouveauté historique et formelle, et celle qui nierait la singularité de ce qui se joue dans la révolution dite numérique –, il faudrait peut-être en effet se tenir sur la ligne de crête en se plaçant sur le plan d’immanence de l’expérience : que cette expérience radicalise d’autres passées.
Expérience de théâtre donc, et quelle est-elle ?
Revenir sur les termes mêmes du théâtre, ses concepts, ses catégories dramatiques, aux lieux où il se dit et se pense, pour tâcher d’approcher au mieux les termes du pacte d’écriture et de lecture du net en réseau, ce serait d’une certaine manière théâtraliser notre expérience, éprouver théâtralement combien et comment le net nous « opère vivant ».
C’est désirer se placer sur-le-champ d’une hypothèse dramaturgique, cette contre-vie capable de réinventer la vie – autre définition possible du politique : un geste d’insurrection qui porte d’autres formes de vies (« il n’y a pas d’autres mondes, il y a d’autres manières de vivre…») –, une contre-vie que l’histoire du théâtre nous a enseigné à penser. Telle qu’on l’éprouve même en dehors du théâtre, puisque le théâtre n’est que le lieu où cette hypothèse est armée – avant d’être utilisé au dehors, puisqu’on sait que le théâtre commence véritablement quand le théâtre s’achève. De même le web n’est que le lieu intérieur pour penser le dehors où le web cesse.
Cette hypothèse dramaturgique, peut-être faut-il l’essayer d’abord à ce qui est premier dans l’expérience théâtrale, et qui désigne sans doute la plus grande faiblesse de cette hypothèse quand il s’agit de l’essayer en retour au web.
Le premier lieu où le théâtre se joue, c’est le corps.
Corps du comédien largement pensé comme corps glorieux, corps majestueux d’un corps dominé qui spectacularise l’espace, le temps et la parole : le corps est ce territoire souverain où le théâtre déborde de la vie tant il semble, dans le corps du comédien, que la vie se réalise en mieux, en pleine possession de ses moyens.
Or, si c’est le domaine sacré du théâtre, c’est celui de la via negativa du web : précisément, le net est ce lieu retranché des corps, et le net en réseau cet espace où les corps nous parlent dans leur absence, par leur absence, depuis leur absence. Le corps sur twitter ou sur Facebook, ou dans les sites d’auteurs, est ce qui dans un premier temps, semble manquer justement puisqu’il n’y a que de l’écrit. Et quand il n’y a pas d’écrit, il y a des images : mais des images de corps, qui pourraient être le contraire d’un corps.
Pas étonnant à cet égard que le net — et celui des réseaux en premier lieu — ait fait émerger cette pratique de l’autoportrait à bout de bras – autoportrait qui est une pratique bien ancienne, et ce pourrait être curieux qu’on ait eu besoin de forger un mot pour dire autoportrait : mais c’est qu’avec le mot de « selfie », on ne dit pas seulement autoportrait, on dit « autoportrait » et on dit le geste de l’envoyer sur les réseaux. Ce n’est pas un corps qu’on perçoit, mais l’image d’un corps adressé, d’autant plus qu’il est déposé en tant qu’image : pour faire image.
Un corps imagé, imageant et adressé : n’est-ce pas le propre du corps du comédien, quand il apparaît ? C’est que le corps du comédien que lève le théâtre n’est pas son corps : si le corps apparaît plus qu’il ne vient, c’est qu’une opération se joue devant nos yeux, qui le transfigure en corps-image, en corps glorieux, dont l’apparence ne tient pas à la beauté de son image, mais à l’opération de levée et d’envoi, d’adresse au spectateur. Cette adresse, qui désigne le procès-verbal du théâtre, n’est pas différente de ce qu’on poste sur les réseaux, de cette écriture à poste restante qu’est le web en réseau.
À cet égard, le selfie — dans sa pauvreté esthétique — n’est qu’un point de détail de ce procès-verbal : l’écriture en tant que telle y est la levée d’un corps qui n’a pas besoin de son corps pour apparaître sensiblement produite par un corps. Au moindre mot, l’écriture témoigne du dépôt d’un corps d’autant plus sensible qu’il témoigne toujours qu’un corps l’a produit, au présent de son énonciation. En fabriquant une liaison immédiate entre énoncé et énonciation, la parole sur le net rejoint la parole théâtrale comme chair vive.
Corps théâtral de qui écrit, en l’absence de corps, sur le net. Mais on est encore en amont de l’expérience proprement théâtrale de la scène — et on pourrait se tromper en faisant de ce corps l’origine du sens, là où le web organise sa dispersion, sa diffusion, sa production.
Car dès le premier mot dit, jeté, levé par l’acteur, on sait bien que ce mot ne lui appartient pas, qu’il n’en est pas à l’origine, qu’il vient d’autre part que lui-même et qu’il ne relève pas de son corps social — qu’il n’est ainsi pas une parole qui nous informe sur lui-même. Ce n’est pas l’acteur qui se pose la question en prononçant « être ou ne pas être, telle est la question », et ce n’est même pas Hamlet, c’est cet espace qui n’existait pas avant de le dire, séparant l’acteur, son personnage et le spectateur qui écoute.
Non pas espace impersonnel, mais intersubjectif : non pas dépossession du sujet, mais renouvellement du sujet par autre chose que lui. Re-subjectivation qui est la condition de toute émancipation, celle qui refuse tout à la fois l’anthropologie libérale de l’individu, et l’abstraction vide de corps du post-modernisme.
De fait, ces mots qu’on lit en ligne ne sont-ils pas, possiblement — et puissamment : c’est-à-dire en puissance – productions de corps et d’origine en avant, soit des fictions de mots, comme ils sont fictions de corps ? Fictions, non pas envers du vrai, mensonges, plutôt inventions de corps et de vies possibles, où justement ce qui implose, c’est l’origine comme source du sens, et le vrai comme distinct du faux, et la subjectivité comme clôture.
Sur les réseaux, dans les échanges comme dans les sites, si le vrai et le faux ne sont pas des critères de l’expérience, c’est parce que se jouent surtout des inventions vraies de réalités souvent déréalisées, qui produisent des origines successives. Ce pourrait être le principe moteur des écritures — celles qui nous importent, qui font du web un espace d’écriture, et donc d’invention, sur les comptes et les sites qui composent la vie comme des contre-vies.
Théâtre de ces sites, et rôles de ces acteurs/auteurs. Théâtre d’autant plus en puissance que les sites et les comptes d’auteur partent de la vie, de leur vie : que c’est souvent depuis le journal de cette vie que se donnent à lire des fictions de vies, réinventées, ou déplacées – qui ne sont pas à cet égard des comptes-rendus journalistiques d’un regard sur le monde, plutôt une sorte de défi par l’écriture visant à produire des mondes singuliers, des personnages d’auteurs qui se constituent comme autant d’avatars, ou d’ombres jetées sur le sol qui dessinent des contours seuls capables de recueillir les vies que l’écriture sera capable de porter, d’emporter.
Politiques de ces vies contrapuntiques, qui sont le contre-point de leur propre origine, et qui défie leur identité.
Ce déplacement de l’identité, Catherine Malabou le nomme métabole : et c’est par la métabolè — qui est une forme de métaphore — qu’on peut penser le lien entre théâtre et écriture en ligne, entre l’organisation du monde et le principe insurrectionnel, au sens où par là se mettrait en crise l’identité en rendant caduque les termes de l’identité pensée en fonction d’origine, d’intégrité, de vérité. « La metabolè — écrit Catherine Malabou — n’est pas un changement qui surviendrait à une instance fixe, déjà constituée, mais le mouvement même du paraître, mouvement qui fonde le sens ontologique de l’expérience. Penser l’expérience de la conscience comme metabolè implique alors de la comprendre comme un arrachement à soi, un lancer de soi qui produit l’identité au lieu de la présupposer. »
Cet extrait est issu de l’ouvrage La plasticité au soir de l’écriture, titre qui voudrait qualifier notre époque, au crépuscule d’un certain régime de l’art qui cesse — celui de l’écriture — et voit naître un autre régime, celui de la plasticité qui pourrait qualifier le paradigme du net comme celui de la scène contemporaine. Identité malléable de l’acteur, plasticité de l’ethos des auteurs qui rejoint la plasticité de leur site, auteurs qui mettent sensiblement en jeu leur identité pour mieux les défigurer, dans des sites conçus à leur image, mais pour des visages multiples, plastiques : sites qui ne sont pas des livres, mais des dispositifs plastiques de production de formes, qui prennent la forme que les mots, les textes, et les images, leur donnent.
Il y aurait un tremblé entre le texte à dire et le texte prononcé par l’acteur, ce persona (mot ancien pour qualifier l’acteur ou le masque) — cette voix à travers quoi (per) sonne le texte, sa voix, et la voix de l’écriture : l’acteur est une interface, le théâtre un intermédiaire des temps et des espaces. Il faudrait peut-être revenir sur d’autres catégories dramaturgiques, comme par exemple l’espace (je l’aurai fait à partir de l’exemple du Tiers Livre de François Bon, en 2013 à Montpellier), ou de la dramaturgie (je l’ai esquissé à travers l’image de la ligne, dernièrement à Nîmes) – revenir sur l’enjeu du rapport entre le texte et sa répétition, sa reprise, ses déplacements ; et également voir combien le théâtre a toujours été non pas un genre à côté des autres, mais un espace de dépôt de tous les genres, poésie et architecture, athlétisme et images, peintures et chorégraphies – or, le site internet n’est-il pas un dépôt au sens propre des techniques capable de recevoir langue, image, vidéo, architecture mentale et intérieure qui préside aux circulations de textes à textes, creusant une ville sous la forme d’un labyrinthe ?
Je voudrais terminer sur une autre catégorie dramatique, celle qui permet de qualifier la nature même du théâtre et pourrait désigner en retour le net, ses réseaux et la littérature tel qu’elle se joue en ligne dans son processus même plutôt que dans sa forme : l’enjeu de la présence.
D’une présence que j’aimerais qualifier de spectrale — si le spectre, en optique, est cette diffusion de la lumière qui la rend à la fois visible et impalpable ; et spectre aussi politique et derridien, ce retour de la hantise, d’un passé qui ne passe pas, cette conjonction des temps et des présents.
Présent, le théâtre l’est en effet dans la mesure où le présent est aussi sa matière, pas seulement son temps : ce que fait un acteur, un mot, un espace, une scène, c’est se rendre présent, agir enfin au présent — et même fabriquer du présent, le donner à voir et le traverser depuis le déploiement du passé ; c’est ce qui est troublant au théâtre, dans celui de Claude Régy comme dans la plus médiocre des pièces parce que l’émotion éprouvée du présent devient une expérience d’autant plus précieuse qu’elle nous est rarement concédée dans la vie : au théâtre quelque chose a lieu, devant nous, et ce lieu du présent nous est livré provisoirement, non pas dans l’éternité des choses mortes, mais fragiles et désespérément vouées à la perte, ou joyeusement destinées à l’oubli.
Or, est-ce que ce n’est pas là aussi, surtout, la matière de l’expérience d’écrire et de lire sur le net, la stratégie de négociation avec les déterminations des réseaux qui fabriquent de l’oubli avec du présent successif. Travailler le présent comme la matière, c’est-à-dire l’élément, mais aussi la donnée de l’échange ? Ce qu’on échange sur le web, c’est du présent, en échange d’autres présents. L’œuvre tient au processus autant qu’à l’objet produit. Et en retour, ce n’est pas un texte comme un autre qu’on lit à la surface de l’écran, mais un texte quasiment contemporain de sa production, de son écriture.
Mais cette co-présence est moins un jeu éditorial de court-circuit de la chaîne du livre, encore moins une pure pratique sociale (entre auteur et lecteur aux positions interchangeables) qu’un usage proprement politique du monde, qui est un contre-usage des environnements ou des outils surdéterminés du net. Usage qui est aussi un contre-usage, consistant à détourner les outils proposés par le web lui-même, ou à les truquer, à négocier avec eux un usage autre, quand bien même ces outils déterminent des usages toujours plus déterminés d’une part (et il faut apprendre à ruser mieux), et quand bien même ces usages seraient minoritaires d’autre part..
On sait bien que politique, le théâtre ne l’est pas dans ses thèmes, ses revendications, ni même dans ses buts, ou dans son origine (forcément grecque, donc foncièrement démocratique), et que tout ceci sont des leurres cachant l’aspect plus radicalement politique du théâtre qui tient pauvrement mais inaltérablement à son indépassable présence, à la présence de ce à quoi on est présent, qui nous rend présents à cela, et à nous même, et à l’expérience de vivre au présent la transformation du temps. C’est-à-dire à cette faculté de faire du présent l’expérience de transformation d’un présent à l’autre, qui est le propre du travail politique, démentant à cet égard le discours politique de notre temps – qui ne cesse de dire qu’il n’y a pas d’alternative aux politiques conduits contre les peuples au nom de la rentabilité et au prix de la concurrence. L’expérience de la transformation, on la fait au théâtre, et sur le web. Il y a des alternatives au temps dominé par les pouvoirs.
Ces alternatives peuvent être fascisants ou émancipateurs : ce serait à nous, dans le monde, d’en faire l’épreuve après en avoir l’expérience intérieure.
Et resterait donc, ce qui serait le plus important, à donner un contenu à cette transformation.
Disons seulement que cette transformation qu’opère le théâtre est sa fonction, sa nature, qui fait de lui un outil pour penser politiquement le monde.
Or, rien de plus présent que le web, qui doit nous apprendre à lutter contre des présents plus stériles, celui de la crête des événements insignifiants — mariage princier, polémiques médiatiques, jeux d’égos. Et pourtant, même ces présents stériles nous enseignent que c’est face au monde qu’on se tient, malgré tout. Que là est la ligne de front.
Les plus grands détracteurs du web justement le méprisent pour cela, qu’il répondrait instinctivement aux secousses du présent, à la loi du neuf, du quotidien voué à l’oubli, tandis que la littérature serait du côté de l’universel et de la postérité.
Politiques, les réseaux le seraient dans leur faculté théâtrale à fabriquer du présent qui résistent au présent, qui s’insurgent contre sa courbe : les événements dans le monde trouvent immédiatement surface d’écriture, sorte de cortège de tête du temps présent, d’un présent de moins en moins supportable.
Ces présents qui résistent aux présents le font précisément par leur faculté à affronter l’époque par le pas de côté du récit, ou de l’invention, réseaux qui produisent des fables de soi au lieu même où le réseau exige de nous notre carte d’identité : pas de côté fictionnel et pas moins vrai, que produit tout théâtre, cette scène qui parle une autre langue, qui tisse d’autres régimes de présence dans le présent, et lève des corps aberrants pris dans des récits étranges : c’est le propre du contemporain, il est vrai, d’être présent au présent par un biais, biais qui seul permet de le voir — « le contemporain, écrit Agamben, est celui qui reçoit en plein visage le faisceau de ténèbres qui provient de son temps […] C’est comme si cette invisible lumière qu’est l’obscurité du présent projetait son ombre sur le passé tandis que celui-ci frappé par ce faisceau d’ombre, acquérait la capacité de répondre aux ténèbres du moment. »
Ainsi le web littéraire le plus fécond paraît le plus souvent en colère : colère, cet affect politique, cet affect du présent s’il en est.
Intervenir dans la conjoncture : c’est la tâche politique du théâtre, mais c’est aussi sa définition.
Intervenir dans la conjoncture : ce serait la tâche du net et son travail, à l’œuvre, hors de tout souci de faire œuvre, mais intervenant, obstinément : tweets qui soulèvent le monde à soi pour essayer de le traverser, site écrivant la légende du monde (cette courte inscription sous l’image qui renouvelle sa lecture, comme l’avait pratiqué Bertolt Brecht)
Dans le monde libéral, on n’est jamais vraiment isolé, mais on est toujours seul. Le théâtre est ce lieu où la solitude est commune, partagé, active.Écriture web qui se saisit du réel pour l’agir, fait ce geste, d’avancer sur la scène — ce contraire de la vie —, dire, sur les écrans, espace de la contre-vie, ce que n’est pas la vie, ce qui manque à elle, écrire les mots insurrectionnels, ceux du désir, de la fantaisie, de la dérision et de la hantise, ou de l’allégorie, écrire les mondes possibles, les scènes à venir et qui sont déjà là, présentes, possibles.