Facétie sociomédiale non-créative
Note des éditeurs : Communication du 25 mai 2018 à 11h00. Publication sur la liste de diffusion DONC le 25 mai à 16h29 avec la mention suivante : « Voici ma contribution à DONC, à savoir la seule portion de ma communication que je juge pertinent d’inclure dans cette première version des actes de colloque ». Le titre de la communication était : #WhatYouSeeIsWhatYouTweet, mettre le monde en mots-clics.
Fabrice Masson-Goulet se définit lui-même sur son profil Facebook comme un « artiste incomplet » (une référence autant à son statut financièrement et professionnellement précaire qui l’amène à composer avec les « compromis temporels » abordée par Nathalie Heinich, et une blague renvoyant à l’époque où la présence d’un nombre maximal de 5000 amis Facebook contraignait certaines personnalités publiques à ajouter « Complet » à leurs noms afin de refuser à l’avance les demandes d’amitiés virtuelles. Fabrice est l’un des co-fondateurs, avec Charles Dionne, de la plateforme de publication en ligne Poème Sale. sa démarche est résolument celle de « l’écranvain » définie par Gilles Bonnet comme suit : « L’auteur qui ne se contentera pas d’une représentation et d’une médiation de soi grâce aux technologies numériques, mais qui les investira comme un véritable environnement doté de ses contraintes et potentialités spécifiques. »
Masson-Goulet se réclame du travail de Kenneth Goldsmith, poète américain polémique notamment connu et reconnu pour sa pratique de l’uncreative Writing (Goldsmith qui a été traduit en français sous le titre L’écriture sans écriture, ce qui déforme considérablement le propos et le projet de Goldsmith, mais ça, c’est pour un autre jour). Voici en quoi consiste le Uncreative Writing de Goldsmith (2011), que je me fais le point d’honneur de citer intégralement pour des raisons qui seront bientôt évidentes :
« In 1969 the conceptual artist Douglas Huebler wrote, “The world is full of objects, more or less interesting; I do not wish to add any more.” I’ve come to embrace Huebler’s ideas, though it might be retooled as “The world is full of texts, more or less interesting; I do not wish to add any more.” It seems an appropriate response to a new condition in writing today: faced with an unprecedented amount of available text, the problem is not needing to write more of it; instead, we must learn to negotiate the vast quantity that exists. » (p. 1)
[As a result,] « writers are exploring ways of writing that have been thought, traditionally, to be outside the scope of literary practice: word processing, databasing, recycling, appropriation, intentional plagiarism, identity ciphering, and intensive programming, to name but a few. » (p. 2)
« The previous forms of borrowing in literature, collage and pastiche – taking a word from here, a sentence from there – were partially developed based on the amount of labor involved. Having to manually retype or hand-copy an entire book on a typewriter is one thing; cutting and pasting an entire book with three keystrokes – select all / copy / paste – is another. Clearly this is setting the stage for a literary revolution. » (p. 6)
« Having moved from the traditional position of being solely generative entities to information managers with organizational capacities, writers are potentially poised to assume the tasks once thought to belong only to programmers, database minders, and librarians, thus blurring the distinction between archivists, writers, producers, and consumers. » (p. 28)
« In uncreative writing, new meaning is created by repurposing preexisting texts. » (p. 35)
Ainsi, le Uncreative Writing substitue à l’invention de nouveaux textex la re-production de textes préexistants, qui peuvent maintenant être puisés dans une archive d’une taille démesurée puisque pratiquement tout ce qui se trouve, et même, s’est déjà trouvé, sur le Web est partiellement consultable ; il est à cet effet significatif que le Wayback Machine, qui permet d’accéder à des captures d’écran de sites actuellement indisponibles, soit disponible à l’adresse archive.org.
Il arrive à Fabrice de ne pas aller chercher très loin pour pratiquer sa poésie « non-créative » de détournement de textes pré-existants. En voici un exemple :
Le 7 avril 2018, Fabrice Masson-Goulet écrit : « Vos trucs pour écrire de bons poèmes? » ; son post reçoit une demi-douzaine de commentaires, parmi lesquels on retrouve : « en écrire beaucoup de pas bons », « les rimes en é », « L’important, c’est d’être vu en train d’écrire. Donc, va au Starbucks et amène une dactylo », « Parler de monde avec qui que tu fourres », « Attendre la muse », et, finalement, un gif animé extrait de la vidéo « Just Do It » par Shia Leboeuf, l’ex-acteur médiocre s’étant depuis recyclé, de manière aussi incongrue que relativement réussie, en artiste conceptuel.
Le lendemain, Fabrice publie le résultat de sa récolte.
Le poème, intitulé JUST DO IT EN ATTENDANT LES MUSES (sous-titre : « écrire beaucoup de poèmes pas bons »), se lit comme suit :
« Assis seul au Starbucks un café régulier
Devant moi mon poème et ses rimes en é
Toujours ouvrir son cœur appuyer sur entrée
Surtout parler du monde avec qui j’ai fourré »
Le poème recycle certains des conseils qu’on lui a fourni la veille : certains sont repris presque mot pour mot (le « just do it », écrire beaucoup de poèmes pas bons »), d’autres sont aussi appliqués dans la forme même (les « rimes en é ») et la suggestion de lieu a été respectée (« se rendre au Starbucks »). Par contre, le poète y a fait des ajouts importants : d’abord, la forme en alexandrins qui correspond à une conception surannée de la poésie (du moins, aux yeux de la communauté littéraire dans laquelle il évolue) ; ensuite, l’image du poète romantique qui n’écrit pas seul dans sa chambre de bonne à la lueur d’une chandelle mais néanmoins seul au Starbuck devant son poème, et qui reprend au troisième vers l’idéal de sincérité et de partage émotionnel de l’artiste qui vide ses tripes sur la page (dans ce cas-ci, sur l’écran), mais dont la connivence avec le lectorat de sa génération, le rapport au monde, est notamment caractérisé par la mise à distance des émotions par l’ironie, et se trouve renoué par la chute finale où ce partage prend plutôt la forme d’un étalage de sa vie sexuelle. En 24 heures, Masson-Goulet a donc amalgamé les propos de membres de son entourage en les teintant de sa propre sensibilité de poète, performant sa connaissance des traditions littéraires aussi bien que de sa compréhension de son époque, dans une brève création à mi-chemin entre le la composition originale et le remix.