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Actes du Colloque "Art, littérature et réseaux sociaux" 22 > 27 mai 2018 CCI Cerisy-la-Salle

Épiphanies de contenus. Malaises et extases des écrans sociaux

Le 26/05/2018 à 17:16 par Gustavo Gomez-Mejia @gustavo-gomez-mejia

Note des éditeurs : Communication du 23 mai 2018 à 14h00. Envoi par courriel aux éditeurs le 26 mai à 17h16.


La voie « malaisante » du dispositif

Au début de mes recherches, en 2006, je travaillais sur les productions des auteurs de pornographie amateur. J’étais un chercheur en herbe, curieux et étonné par les merveilles du web.

Puis un jour, j’ai décidé de travailler plutôt sur les écritures de l’identité, telles que je les découvrais sur Myspace, sur Youtube et sur Facebook. Au fur et à mesure que j’avançais dans mes recherches, au cours d’un lustre, un certain malaise s’est installé en moi au contact des écrans des « réseaux sociaux ». Un petit malaise. Rien de bien grave. Que s’est-il passé ? Entre les années Myspace et les années Facebook, mes lunettes de chercheur se sont progressivement focalisées sur une critique des profils, des fils et des boutons : je tenais à formuler une critique de ces dispositifs industriels qui ont désormais quelque chose à voir avec l’écriture de nos vies. La cloche des notifications avait sonné et je m’étais réveillé dans un monde où il fallait s’inscrire par ici, poster par là, commenter de temps en temps, cliquer pour aimer ou partager un peu partout. Qu’allais-je faire pour étudier ces identités pré-fabriquées, livrées aux marchandages technologiques de notre époque ? Pour prendre du recul face à l’intrigue des écrans contemporains, j’ai commencé par convier à mon banquet de pixels un convoi de penseurs du siècle dernier. Leurs textes me parlaient comme s’ils avaient été écrits pour casser les écrans des fameux « réseaux sociaux ».

Je me sentais un peu seul et quichottesque dans cette aventure critique. De toute évidence, les industries californiennes savaient parler aux hommes et étaient en train de mouliner le monde. Avec ces dispositifs de pré-écriture sur le web contemporain, l’auto-représentation n’était-elle pas en train de devenir une sorte d’auto-représentation au sens automatique du terme ? Face aux joies novatrices de l’expression de soi, j’étais peut-être prêt à devenir ce chercheur rabat-joie qui soulèverait toujours des contradictions idéologiques et des questions à poser sur ces puissantes formes textuelles dont on ne parle jamais assez.

Dans ce combat intellectuel, hormis l’inspiration de quelques célèbres auteurs décédés et le soutien de mes collègues à Paris, je n’avais pour armes qu’un petit arsenal sémiologique : les concepts habituels du Collectif de recherches sur les écrits d’écran, et la touche de mon clavier pour faire des screenshots. Entre 2007 et 2016, j’ai rédigé ma thèse (dirigée par B. Ollivier), puis un livre publié (par l’éditeur MkF) dont voici la couverture (« L’homme à la tête de like ») et les 13 principales propositions :

Treize thèses à propos des relations identité-industrie sur le web

  1. Doute méthodologique : le Web contemporain souhaiterait être lu comme un lieu où des personnes parlent mais il n’est qu’un montage d’écritures.
  2. Identifiants sérialisés : assigné puis assimilé à une page numérotée, j’assujettis mon identité à un ordre systématique qui me rend comparable.
  3. Tableaux de montage : au « qui es-tu » oraculaire se substitue le « qu’as-tu mis » du formulaire ; voici mon nom et ma tête + X marqueurs préfabriqués.
  4. Habits métaphoriques : fort déguisés, les réseaux adoucissent pour moi leur rigueur scripturaire sous l’image d’un monde de partage entre amis.
  5. Accoutumances médiatiques : quoiqu’on en dise, presse/radio/TV vous avez façonné le socle de valeurs auquel je soumets mon identité sur le Web.
  6. Compulsion de la conscription : en un clic, nous écrirons nos noms ensemble ; à chaque post, je mourrai d’envie de savoir qui va s’écrire avec.
  7. Devoir d’actualité : je raconte ma vie en mode « news ». L’intrigue des dernières nouvelles défile chronométrée. Flux obsolescent, log-out caché.
  8. Denrées grégaires : mes goûts affichés sont un combustible relationnel. Celui qui cite ses rayons peut attendre des identifications en cascade.
  9. Courbe de popularité : on me prend pour un fan embrigadé, conscrit et comptabilisé par les scores et les tops de tous ces boutons euphorisants.
  10. Conformité néoindustrielle : à l’écran, par défaut, l’expression de mon identité partage son métier à tisser avec 1001 partenaires commerciaux.
  11. Peur de Big Brother : l’ombre panoptique jetée sur ma vie privée me fit oublier qu’au grand jour synoptique on m’écrivait avec des marchandises.
  12. Génie amphibologique : la novlangue colonise le monde vécu. Mon profil, leur ciblage. Mes amis, leur audience. Mon partage, leur distribution.
  13. Soi-même comme un mème : aliénés et matraqués, mon nom et mon effigie se baladent sur les écrans d’autrui en guise de caution d’un énième contenu.

Au terme de ces longues années de recherches (2006-2016), le petit malaise avait engendré une série de malaises ponctuels que je peux repérer et ressentir si je regarde en détail le dispositif de n’importe quel « réseau social ». Est-ce que ces malaises sont d’ordre identitaire, industriel, existentiel, économique, expressif, politique ? Réponse de Normand : un peu tout en même temps, puisque les formes standardisées des dispositifs tendent à confondre tous ces ordres.

Aujourd’hui, si j’avais à traduire autrement ce que cette théorisation critique cherche à déconstruire, j’en ferais peut-être des macarons promotionnels, des stickers tape-à-l’œil que l’on pourrait coller sur les formulaires, les profils, les fils, les champs de saisie, les nomenclatures, les rubriques et les boutons de ces écrans sociaux. L’enjeu pour moi a toujours été de situer la raison critique dans la matérialité des dispositifs. Ces macarons résument à leur manière sept tensions qu’un chercheur sémio-sensible peut pointer face aux formatages industriels des cadres d’expression qui sont proposés aux sujets-internautes, baladés tour à tour entre des positions d’auteur, de pair et de client.

Montages, métaphores, valeurs médiatiques, conscriptions, amphibologies, aliénations formelles : voilà les mots-clés qui m’ont permis d’analyser ces
« fabriques de soi » que prétendent être les dispositifs des « réseaux sociaux ». Je crois que ce tissu notionnel (tissé à la main pendant plus de dix ans) a le mérite de situer dans le détail des écrans une série de coordonnées problématiques. Ces six notions sont transposables à l’étude des relations identité-industrie sur la plupart des plateformes. Voilà ma contribution ! Il faut alors rappeler qu’il s’agit d’une théorie critique fondée sur une analyse techno-sémiotique des dispositifs du web dit social. Les différents malaises qu’elle permet de ressentir nous montrent in fine la portée contemporaine d’une
« textualisation des pratiques sociales » qui tourne à « l’industrialisation du texte quotidien », pour reprendre les mots de Emmanuel Souchier et Yves Jeanneret (2005).

Entre formatages et standardisations, nos existences semblent désormais confrontées à la violence de « l’économie scripturaire », à ce système contemporain si bien décrit dès 1980 par Michel de Certeau : « le système scripturaire marche auto-mobilement ; il devient auto-mobile et technocratique ; il mue les sujets qui en avaient la maîtrise en exécutants de la machine à écrire qui les ordonne et les utilise ». Va-t-on définitivement s’y habituer un jour ? Ce genre de malaise s’amplifie, et devient insoutenable, quant on relit à la lumière des écrans sociaux cette vision francfortienne quasiment démoniaque de Horkheimer et Adorno : « Il a été prévu quelque chose pour chacun afin que nul ne puisse échapper, les différences sont mises en relief et diffusées partout. Le fait d’offrir au public une hiérarchie de qualités n’a pour but qu’une quantification d’autant plus parfaite ». 535 personnalités critiques aiment cette citation. Quel malaise ! C’est ainsi que les dispositifs façonnent l’écriture de l’identité et l’intrigue des réseaux. Vais-je pouvoir les regarder avec d’autres yeux ?

Inventaire d’intermèdes sociaux et de doutes décousus

Doute métaphysique — Le 20 avril 2017, jour de mon anniversaire, le random d’Internet a voulu que je lise L’Âge d’homme de Michel Leiris (1939). Son incipit : « Je viens d’avoir trente-quatre ans, la moitié de la vie. »

Chair de poule — Un jour d’été à Bogotá, Jesús Martín-Barbero m’a raconté l’histoire de son « frisson épistémologique », un tournant survenu lorsqu’il a failli se faire virer d’un cinéma populaire colombien par le public ému d’un film dont lui et sa bande d’amis intellectuels ricanaient : « Dans une sorte d’illumination profane, j’étais en train de me poser ces questions : est-ce que le film que je suis en train de voir a quelque chose à voir avec celui qu’ils voient ? Comment établir une relation entre l’attention passionnée des autres spectateurs et notre ennui distancié ? Enfin, que voyaient-ils que je ne pouvais/savais pas voir ? ».

Meet Happymeat —Mon amie Stéphanie Van den Hende, alors community manager dans le monde des institutions culturelles, a décidé d’ouvrir un compte Twitter pour les fanzines que nous faisions dans le cadre du collectif Endemimol. Cela avait commencé comme « un jeu ». En parallèle, mon ami et confrère Etienne Candel s’était « pris au jeu » de ses ironèmes, altérations langagières ironiques, publiées à longueur de journée sur le compte @etienne_cdl.

Ambigüedad, ambigua edad — Quelques manifestations scientifiques m’ont permis de recroiser Laurence Allard, dix ans après notre première rencontre. La première fois, nous avons parlé d’« existentialisme digital ». Puis, à l’occasion du colloque sur les Youtubeurs, je l’ai vue à Tours. Quelqu’un dans le public avait l’air de lui demander une posture plus « critique » en matière d’économie politique : « Je ne fais que documenter l’ambiguïté », avait-elle répondu.

Einbahnstraße ? — Pris malgré moi dans l’engrenage de « l’écriture convertible internationale », j’ai repensé à Walter Benjamin : les industries scripturaires participent peut-être aussi d’un « processus de littérarisation des conditions d’existence ». Un processus que je ne vois que par moments, en opérant un switch entre mon habituelle critique du dispositif et la jouissance esthétique que procurent certains contenus.


Note : Le texte qui suit s’inscrit dans une démarche expérimentale et n’annule rien de ce qui le précède. J’essaie de donner une voix au sensorium de notre époque. Les tableaux sont inspirés par les contenus des mystérieux followers du compte @endemimol. Les doy las gracias de corazón. Ils sont à l’origine d’une sorte de « culturologie » critique, d’un chemin nouveau.

Contenus épiphaniques.

Sept extases des écrans sociaux

à Gaspar

Puis-je encore voir
les contenus comme des « contes nus »
et non pas comme
de la chair à saucisse
d’un énième dispositif ?

Je fais semblant d’oublier
l’envers du décor
et un autre spectacle de l’époque
commence.

Au cœur du scroll infini,
cela peut arriver
qu’au milieu des articles putaclic,
des posts sponsorisés,
de l’ordinaire distordu,
du grand art surgisse.

Proto-, pseudo-, para-…
Quel préfixe accoler à ces contenus
qui à l’instar
du « bon » bon vieil Art
produisent une sortie de soi
et libèrent des énergies critiques ?

J’appelle ces moments
« épiphanies »…
Elles me font penser
à ce vers d’André Frénaud
– lui aussi passé à Cerisy – :
« Je ne suis que de cette heure d’ici ».

En voici sept familles,
saisies quand mes likes extatiques
ont cherché à épingler
des papillons.

J’ouvre Twitter
et je vois des consommateurs
de Facebook, de Netflix ou de Google
qui disent à leurs écrans :
« Eh, comment tu me parles ? »
Ils en font un Screenshot
Et ils le postent pour crier
« MOI AUSSI, JE TE PARLE ».

Distanciation matérialiste,
dénonciation éditoriale,
catharsis énonciative…
Vous êtes mes héros.
Cornegidouille ! Tout est là.

Il arrive aussi
que les internautes
fassent « exhibition »
des plans bordéliques de l’informatique personnelle.

Sous les pavés lisses du « digital » et « social »,
le travail reprend la parole :
les bureaux saturés d’icônes de fichiers,
les tableaux vivants d’Excel,
les navigateurs saturés d’onglets ouverts à n’en plus pouvoir :
merveilleuses perruques des systèmes d’exploitation,
témoignages du fatras desktopique et de ce qu’il nous reste de l’otium.

J’aime le plumage de Twitter quand il devient l’arrière-scène cruelle
qui se moque des monstres que produisent d’autres « réseaux sociaux » :
Qui ose amener des plantes vertes dans son lit pour maximiser ses Instagratifications ?
Jusqu’où peut aller LinkedIn dans le freak show de clichés
néo-entrepreneuriaux ?

Ici
la comédie post-humaine
prend des allures de teen movie.
Caricatures de niches,
farce de clonages sociaux :
drôles de blagues réflexives
sur la part distordue
des meilleures performances d’éthos.

À en croire mon écran,
le monde regorge aussi
de fruits ridicules
qui tombent de l’arbre d’Internet :
des costumes pour se déguiser en #hashtag
ou en mascotte de Firefox…
des fresques murales
sublimant pour l’homme de la rue
le dinosaure qui nous console
en cas de déconnexion sous Google Chrome.

C’est ainsi qu’on retourne
le gant des pixels
dans les cadres de la vie et de la ville :
voici le nouveau kitsch onirique,
le sort ironique de l’adjectif « virtuel »
(qui était toujours de mauvais goût),
la sentimentalité des débris des écrans
s’offrant à nos sens à travers de matières paradoxales.

L’obsolescence technologique
produit un exotisme de l’inactuel.
Quelqu’un « partage »
le contenu d’un CD-ROM d’images de Corel Draw,
un tarot romanesque conçu sous Hypercard,
des captures d’écran d’un quartier de Geocities.

Cela suffit
à la rédemption d’une patine.
Cela dialectise
le présent de l’écran.
Cela produit l’extase
des écritures anciennes.
L’Histoire reprend son souffle
en contemplant son propre look.
Ô charme désuet des archives folklorisées !

Sur les réseaux,
les artisans de robots
possèdent les clés d’un gisement
de matières signifiantes :
les paroles des chansons de Shakira
s’uniront aux manifestes de Marx et d’Engels
par l’intercession
du Tiers-Esprit du comput.

L’« existentialisme digital »
dont on parlait tout à l’heure
attendait anxieusement
la voix déraillée de Kim Kierkegaardashian.
Daté du 8 mars 2018,
un diagramme de Venn
nous révèle que « la condition humaine »
se situe à l’intersection
des cercles de chatons
et de l’OTAN.

Miracle de la répétition
qui par la persévérance des bots
imite la vie
et tire nos emblèmes disparates
au sort de l’instant.

Tous les jours
je vois le sens s’altérer et s’aliéner
à des heures très précises :
tel un Frankenstein progressiste
l’œuvre croisée des bots
court-circuite les écarts des discours
et nous annonce peut-être que plus jamais
rien ne sera pur.

Ha-ha !
Les humains du capitalisme tardif
rigolent devant
une photo de Zuckerberg en t-shirt
qui tient renversé
par les pattes
une poule ou un coq.

Ha-ha !
Un écran publicitaire intégré
à une poubelle urbaine
était victime d’un bug
et affichait sans gêne
un fond noir de MS-DOS.

Ha-ha !
Dans cette boucherie
on vend de la viande bovine
sculptée à l’effigie
du logo souriant d’Amazon.

Ha-ha !
Pourvu que rire soit le propre de l’homme
quand un Grand Rire éclatera
nous serons peut-être
les chiffonniers pittoresques
des ruines du Capitalisme,
sauvés à la dernière minute
par un back-up auto-parodique,
par une collecte anecdotique
de joyeuses contradictions.

#anonymatHeteronymat #communicationTheorique #texteDeCreation

Éloge de l’invisibilité

<p><em>Note de l&rsquo;auteur : Cette communication fait partie d&rsquo;une série d&rsquo;allocutions réunies en une pièce en trois actes appelée </em><a rel