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Actes du Colloque "Art, littérature et réseaux sociaux" 22 > 27 mai 2018 CCI Cerisy-la-Salle

Enfonçons les portes ouvertes du Web

Le 28/05/2018 à 11:53 par Morgane Stricot @morgane-stricot

Note des éditeurs : Communication du 26 mai 2018 à 16h00. Envoi par courriel aux éditeurs le 28 mai à 11h53.


Je suis restauratrice.

Je suis restauratrice d’œuvres d’art numérique.

Je suis de celles et ceux qui n’entrent en contact avec ces œuvres qu’au moment du dysfonctionnement, de la page d’erreur, du freeze ou de l’écran bleu de la mort.

Les œuvres d’art numérique en réseau, c’est la promesse d’une porte ouverte sur le Web. Les œuvres d’art numérique en réseau, c’est aussi la menace que la porte se ferme à tout moment.

Les quatre œuvres que je vais vous présenter aujourd’hui ont cessé d’être en réseau à un ou plusieurs moments de leur vie.

La porte s’est fermée momentanément.

Il s’agit alors parfois de changer la serrure, parfois de construire une autre porte, voir carrément, de l’enfoncer.

Cas 1 : Angelino d’Albertine Meunier

L’Angelino d’Albertine Meunier (2009) est un détecteur d’ange. Une danseuse, prisonnière d’une bouteille musicale, s’anime et danse sur une petite mélodie lorsque que le mot ange apparaît sur Twitter. Un ange passe sur Internet.

L’œuvre est connectée au réseau par l’intermédiaire d’une carte Arduino et d’un câble Ethernet. La détection des tweets contenant le mot clé « ange » se fait grâce à l’API REST mis à disposition par Twitter.

Une API est un ensemble de fonctions logicielles qui permet à des applications de communiquer entre elles et de s’échanger mutuellement des données.

Un an après la création de l’Angelino, en 2009, le réseau social change son API. Pour le collectionneur c’est retour à l’envoyeur, pour mettre le code à jour. On change la serrure.

En 2012, Twitter modifie de nouveau son API.

La première version du programme Arduino, basée sur l’ancien API a cessé de fonctionner le 11 Juin 2013. Le nouvel API, v1.1, requiert alors une authentification. Sous couvert de sécurisation, la compagnie protège son API et le rend, par concours de circonstance, bankable. Aspirateur de données, la procédure d’authentification est un symptôme de l’économie de la data.

Winnie Soon de l’université de Aarhus parle alors de « non-neutral » code [1]. Une requête qui ne s’exécute plus ne veut plus dire qu’il y a une erreur dans le code. Cela décrit en fait un changement de logique entrepreneuriale et de décisions politiques au sein d’une compagnie. Une requête qui ne s’exécute pas rend visible une rupture. L’exemple de Françoise Chambefort sur l’API de la SNCF mise en place pour les objets trouvés est significatif : d’objet trouvé, altruiste et empathique, on passe à l’objet perdu, perdu à son tour dans le vide intercybéral. Un indice du changement, exacerbé par le dysfonctionnement de l’œuvre.

Pour en revenir à l’Angelino, l’authentification demandée par le nouvel API de twitter v1.1 est plus compliquée et nécessite un code très long. Trop long pour l’Arduino [2].

Le problème, à première vue logiciel, devient un problème matériel. L’effet boule de neige d’interdépendance classique… et puis pour combien de temps règle-t-on le problème ? Manquerait plus que Twitter disparaisse…

La solution est de créer un script PHP sur son propre serveur qui effectue la requête, analyse la réponse JSON et affiche le résultat de la recherche. Il suffit enfin de faire la connexion entre l’Arduino et le serveur. De construire une porte dérobée en somme, pour contourner le problème.

Cas 2 : net.art generator de Cornelia Sollfrank

net.art generator est un programme informatique qui collecte et recombine des ressources provenant de l’Internet pour créer un nouveau site web ou une nouvelle image. Il utilise une interface web qui demande à l’utilisateur d’entrer un titre servant ensuite de mot-clef afin d’effectuer une recherche et de saisir un nom en tant qu’artiste.

net.art generator est le résultat du projet Female Extension. Cornelia Sollfrank, l’artiste qui a réalisé cette œuvre, a créé 289 artistes féminines internationales pour concourir au Hamburger Kunsthalle Net.Art competition en 1997. En utilisant ce programme informatique qui recueille du HTML au hasard et le recombine automatiquement, Sollfrank a saturé la compétition avec des œuvres automatisées réalisées par des femmes virtuelles.

Depuis 1997, cinq versions différentes du générateur net.art ont été réalisées en collaboration avec sept programmeurs. Tous les programmeurs ont jusqu’à présent choisi PERL, un langage de script assez populaire et libre. Le script PERL lui-même est très stable et fiable, mais sa fonctionnalité dépend des moteurs de recherche connectés. Au cours de son existence, les différentes versions du net.art generator ont utilisé un certain nombre de moteurs de recherche disponibles via leurs API.

Le dernier net.art generator (_nag) est resté hors service pendant de nombreux mois : Google, le moteur de recherche connecté, a changé ses conditions d’utilisation en 2015 et a mis fin à l’accès gratuit et illimité à leurs résultats de recherche. Plus précisement, l’accès gratuit est maintenant limité à 100 requêtes par jour.

Aux alentours de 9h ou 10h du matin, heure française, voici le message d’erreur écrit par Cornelia Sollfrank que l’on peut lire lorsqu’on essaye de générer une œuvre sur le site de net.art generator :

« Thanks for using nag_05! Unfortunately, it seems as if the limit of queries for today is already exceeded! Due to current Google policies, access to search results is very limited for non-paying customers like this wonderful net.art project (100 requests per day)! We do our best to keep the _nag alive, but there is no funding to pay for Google, so please be patient and come back tomorrow. If you would like to support the ongoing development and search requests of _nag, you can Fattr us! In the long run, we are working on teaching Google about how they can support art on the Internet in a meaningful way, but there is still a long way to go 😉 »

Ce message d’erreur avertit les utilisateurs des problèmes associés aux politiques de données et à leurs hégémonies.

Winnie Soon et le programmeur berlinois Gerrit Bolez ont alors décidé de défoncer la porte. Ils ont développé une version du _nag qui fonctionne via un hack de Google. Ce projet toujours en cours est appelé CROWDAPI. Il s’agit de glaner des clés de développeurs auprès du public. Il sape ainsi les conditions d’utilisation limitatives en changeant automatiquement la clé d’authentification dès que les 100 requêtes sont atteintes. Cette « solution de piratage social » peut aider à réfléchir sur les relations de pouvoir entre les entreprises et les utilisateurs. En faisant don de leur clé API à Cornelia Sollfrank, les utilisateurs maintiendront activement l’œuvre d’art en vie.

Cas 3 : Remote Control de Shane Cooper

Remote Control est une installation interactive en réseau créée par Shane Cooper. L’œuvre a été réalisée pour l’exposition « net_condition » par l’Institut des médias visuels du ZKM en 1999. Shane Cooper utilise les flux de nouvelles d’Internet via RSS qu’il ré-assemble politiquement [3].

Les visiteurs entrent dans un salon avec un canapé et un téléviseur. Une scène de tous les jours – vous vous asseyez et regardez la télévision. Un programme de nouvelles, apparemment d’actualité, est affiché à l’écran : dans un studio virtuel, un présentateur animé par ordinateur lit des nouvelles qui ont été générées en accédant les flux RSS d’un site web d’information généraliste. Une télécommande peut être utilisée pour basculer vers une deuxième chaîne d’information diffusant une image miroir.

Les informations sont d’actualité, mais avec un contenu complémentaire. Les deux canaux disponibles s’appellent vérité 1 et vérité 2, mais aucun d’entre eux ne présente vraiment les faits tels qu’ils sont.

Remote Control utilise en fait un programme linguistique réalisé par Shane Cooper. Si l’utilisateur appuie sur une touche de la télécommande près du canapé, le présentateur inverse ou confirme la vérité de la nouvelle. Sur la première chaîne, le programme linguistique modifie un message reçu via le flux RSS, une proposition, et le traduit sous une forme conditionnelle, remettant ainsi en question le sens du message original. De plus, un nouveau texte est inséré dans le texte source modifié, ce qui transforme les déclarations précédentes en négation. Ainsi, le récit source original du texte est doublement dupé, c’est-à-dire qu’il est logiquement retourné à la forme de vérité originale.

La deuxième chaîne souligne la déclaration reçue du réseau, met l’accent sur son contenu de vérité. Dans cette structure de modération, comme dans le premier canal, un deuxième texte est également inséré pour convaincre le visiteur de la véracité de l’information.

L’effet est que les deux chaînes d’information rapportent la même information, mais les textes sont en vérité opposés l’un à l’autre.

Selon que les sources d’information distantes sous-jacentes soient exactes ou non, l’un des canaux sera vrai tandis que l’autre sera faux. Le canal vrai ou faux, cependant, est entièrement déterminé par la vérité des sources d’information. Puisqu’un canal inverse le sens de chaque phrase et que l’autre la supporte, un canal est garanti d’être vrai, que l’information elle-même le soit ou non. Le travail de Shane Cooper est une pièce de rhétorique appliquée qui illustre l’importance du rhétoricien, de l’orateur et du traitement de la parole dans l’évaluation d’un message.

Depuis son acquisition et sa production, Remote Control s’avère cependant instable, principalement en raison de l’utilisation des flux RSS.

Les flux RSS sont de simples sources HTML envoyées par un logiciel agrégateur de nouvelles qui vérifie automatiquement le site Web de l’hôte à la recherche de nouveaux contenus. Il s’agit d’une sorte d’API standard souvent utilisée pour faire une veille informationnelle rapidement sans se rendre sur le site d’information en question. Ce type de ressources, conçu pour être stable, rapide à mettre en œuvre et interopérable, dépend quand même des fluctuations naturelles du web.

Par exemple, après le 11 septembre 2001, les serveurs de Yahoo! étaient hors service et Remote Control ne recevait plus de nouvelles. Mais en 2002, l’URL du flux RSS de Yahoo! a changé, provoquant le crash du logiciel. Le ZkM a changé l’URL en deux clics. Mais, comme pour l’Angelino, ce n’était que partie remise. En 2012, le Newsfeed de l’installation a de nouveau changé. Le ZkM a finalement opté pour Reuters, une grande agence de presse. À ce jour, le script de Remote Control a dû être modifié seulement une fois depuis 1999 pour inclure de nouvelles balises HTML non supportées. Rien d’insurmontable finalement, une fois passée la première réaction de stress – un peu comme lorsque nous avons perdu les clefs de notre porte mais que nous nous rappelons qu’un double a été confié à une voisine sympathique.

Cas 4 : Instant RSS de Nicolas Frespech

INSTANT RSS de Nicolas Frespech, une œuvre entamée en 2005, est une performance en réseau sous la forme d’un flux RSS. Il s’agit d’une création de micro-blogging, que l’on peut consulter sur différents types d’écrans et supports (mobile, console, livres…) et sous différentes formes (flux RSS, lecture, installation…).

C’est un journal d’artiste en « temps réel ». Nous pouvons y lire ses pensées, des morceaux de sa journée, des éléments, des liens hypertextes, des images, des sons…

« Quand un nouvel instant est envoyé, il est alors accessible automatiquement aux personnes abonnées. Néanmoins, je limite l’accès aux seuls 10 derniers postes (ce chiffre peut varier) pour susciter encore plus de curiosité et de fidélité de la part du « spectateur », comme une performance dans le temps dont je n’aurais pas encore défini le terme. Disponibilité et patience sont requises pour suivre le fil. L’Instant RSS devient une surprise, je cherche à créer un rapport de frustration et même d’addiction. »

Nicolas Frespech

Dans une interview, l’artiste me disait qu’il souhaitait expérimenter un journal d’artiste en « temps réel » avec Internet qui tienne compte des pratiques artistiques actuelles et des conditions économiques. Comment construire alors un journal d’artiste actuel qui soit informatif et constitue en même temps une création originale ? Comment parler d’intimité et de processus de création sur le réseau ? Il avait en tête l’idée de l’instant précis, de la précarité du modèle créatif et de l’inspiration. L’utilisation d’un fil RSS permettait de travailler avec le temps. Les Instants sont une matière artistique : l’ œuvre sélectionne un mot et fait apparaître tous les Instants où ce mot apparaît.

L’artiste a réalisé une interface personnelle en PHP, afin de ne pas être dépendant d’un service et pouvoir l’adapter à ses besoins. L’outil n’est pas figé mais pensé en fonction de l’évolution des technicités du Net et de ses usages. Pas de changement d’URL, pas de site distant.

Alors pourquoi je tombe sur une page blanche quand je me rends sur le flux ?

Si l’on contourne les APIs, Nicolas Frespech lui s’est tout simplement détourné du RSS. Il ne poste plus sur le flux. Il a quitté le réseau, mais l’œuvre y erre toujours. Le RSS a survécu à l’inspiration de Nicolas Frespech. C’est une porte à une seule poignée, et elle n’est pas de mon côté. Cette porte là, ce n’est pas à moi de la ré-ouvrir.


Notes

[1] Winnie Soon, Executing Liveness : An Examination of code inter-actions in Software (Art) Practice, PhD Dissertation Aarhus University, 2017, p. 167.
[2] Ce cas a été montré, avec plusieurs autres, lors de l’exposition « Une archéologie des média » commissionnée par le PAMAL à Seconde Nature à Aix-en-Provence en 2015. Voir l’article de Stéphanie Lemoine, dans le Journal des Arts, juin 2015.
[3] Peter Weibel, « Shane Cooper, remote control, 2000 », dans Buchstabenfeld: die Zukunft der Literatur, Exhibition Catalog, Neue Galerie Graz, 2001.

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