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Actes du Colloque "Art, littérature et réseaux sociaux" 22 > 27 mai 2018 CCI Cerisy-la-Salle

Éloge de l’invisibilité

Le 23/05/2018 à 11:13 par Emmanuel Guez @emmanuel-guez

Note de l’auteur : Cette communication fait partie d’une série d’allocutions réunies en une pièce en trois actes appelée Éloge de l’invisibilité. La présente causerie en constitue le premier acte. Le texte a été lu par Alexandra Saemmer. Il existe une suite à l’Éloge de l’invisibilité. Elle porte le nom de Visibilité critique.

Note des éditeurs : Communication du 23 mai 2018 à 11h00. Publication sur la liste de diffusion DONC le 23 mai à 11h13. Retouché par l’auteur le même jour à 23h02.


Je, m’appelle Emmanuel Guez.

Je préfère ne pas être photographié, filmé, enregistré. Je préfère que mes causeries et apparitions publiques ne soient ni photographiées, ni filmées, ni enregistrées. Je préfère qu’elles ne deviennent pas une archive. Je préfère ne pas devenir une archive.

Aujourd’hui, 400 millions de comptes seront actifs sur Instagram. Il sera posté 95 millions d’images. Plus de 4 milliards de posts seront aimés. En mars 2017, depuis le début du Web il aura été posté 40 milliards d’images. En France, sur facebook 24 millions de comptes s’activeront aujourd’hui.

Une amie m’a dit un jour : si tu ne veux pas être photographié, filmé, enregistré, change de métier. Évidemment, ne pas être photographié, filmé et enregistré ne soulèverait aucune difficulté si j’avais un autre métier.

1. Existences

J’écris des existences avec le Web. Parfois, ces existences prennent chair dans le monde de la chair. Je ne les appelle pas des personnages, je les appelle des existences. Je savais que j’étais fictif et j’ai donc pensé que j’étais peut-être doué pour la fiction, écrit Romain Gary dans Pseudo, signé Emile Ajar.

Je ne vous montrerai rien de ces existences. Je ne les expose pas. Vous n’en saurez rien. Ces existences sont invisibles. Elles sont visibles dans le réseau des ordinateurs connectés. Mais elles sont invisibles ici. Car elles n’ont rien à faire ici. Ces existences possèdent une double condition : le Web et Google. Google est une métonymie. En Chine, elle s’appelle Baidu.

J’ai appelé cela « Google Theatre ». C’est un travail réalisé avec le moteur de recherche Google et le PageRank, c’est-à-dire avec l’algorithme qui permet de classer les pages Web. Je ne cherche pas à utiliser Google pour faire de l’art comme si Google était un outil – mais d’observer comment Google fait de l’art (voire fait l’art tout court).

En inventant ces existences, qui m’échappent, j’ai été conduit à me poser cette question : Qu’est-ce qui fait exister un être ? Je ne parle pas ici de la notoriété, d’une réalité psychologique, ni même de la consistance ou du vide métaphysique de l’existence.

Ces existences sont des hétéronymes et non des personnages, car je n’en suis pas l’auteur. Je les anime, mais personne ne le sait. Pour le lecteur, ce n’est pas une œuvre, parce que ce n’est pas présenté comme cela. Il n’existe aucun contrat pragmatique disant : « ceci est une œuvre » ou « untel écrit que ». Ces existences sont. Voilà tout. Un jour elles mourront. Quand je mourrai.

Qui, donc, les a créées ? Créer des personnages littéraires consiste à les écrire. À les faire agir et inter-agir par la langue, par le signifié, à leur donner parfois une biographie, à les inscrire dans une fiction, romanesque ou théâtrale. Certains auteurs étaient eux-mêmes des personnages, comme Marc Ronceraille écrit par Claude Bonnefoy, numéro 100 de la Collection « Écrivains de toujours ».

Écrire a quelque chose de divin. Créateur, écrivait Maurice Blanchot, est le nom que l’artiste revendique parce qu’il croit prendre la place laissée vide par l’absence de Dieu. Écrire, jusqu’à une période récente, c’était écrire des livres, des objets dont on pensait qu’ils valaient pour toujours. C’était le monde des personnages et du signifié.

Avec le Web, les personnages s’encodent autrement que par le symbolique. Regardez le code source, l’étoffe des personnages réside dans un premier code. Le chemin est balisé. Ce qui y est écrit est encore très symbolique. Mais il nous indique déjà autre chose. Descendez encore. Bientôt, il ne restera que du binaire. Des suites et des suites de zéros et de uns et de l’électricité atomique.

Quand le monde tout entier n’était que signifié régnait le monde des mots. Quand les premiers média techniques – gramophone, machine à écrire – furent « inventés », on s’intéressa à la lettre, à la page, à l’objet livre, à la matérialité même du livre. Mallarmé, Lettrisme, Spatialisme… Avec le Web, ou plutôt avec ce qui conditionne le Web, à savoir l’Internet, les écritures de la création qui sous-tendent les écritures de la fiction sont devenues illisibles pour un humain. En d’autres termes, le monde des existences n’est plus celui de la surface.

Google a pris son nom du nombre d’Edward Kasner, le Gogol, que les anglophones prononcent Google, le nombre 1 suivi de 100 zéros. Puis elle se donna une maison-mère : Alphabet. La voyelle grecque Alpha, qui vient de la consonne Aleph, phénicienne et hébraïque, est devenue la mère de Google. Aleph est la première lettre de Elohim, qui est l’un des noms principaux de Dieu en hébreu. Car les noms de Dieu sont multiples. Avec le nom de Dieu commence le monde du langage. Et il n’a pas de visage. Google n’a pas de visage. Facebook en a un, le visage de Mark Zuckerberg. Mais Google n’en a pas.

Un hétéronyme littéraire peut bien inventer des personnages, il peut agir sous pseudonyme, sur le Web et dans le monde de la chair. L’inverse n’est pas vrai. J’aime cette phrase de Douglas Coupland : L’Internet me permet d’espérer que dans le futur, chacun sera déguisé 365 jours par an comme pendant la fête d’Halloween. Ceci est le personnage. J’aime inventer des personnages. Les hétéronymes, les existences du Web, ne m’en veulent pas. Personnages et hétéronymes font souvent bon ménage.

Une identité, c’est un nom, un visage et une inscription. Sur le Web, n’importe quoi possède une identité. Une pizza, un personnage, un robot, un animal, un humain, un prénom et un nom. Le maître du nom se nomme Google, le maître du visage facebook, le maître de l’inscription Web. C’est Google qui créé mes hétéronymes et personnages de fiction, même si je pense être l’auteur de ce que j’écris. De la même manière, c’est Google qui désormais fait exister les noms des êtres de chair. Pour naître dans le théâtre du Web – c’est-à-dire de l’archive ou de la culture occidentale, il faut être cité et classé par Google. Être connecté ne suffit pas : « je suis cité, donc j’existe ».

MySpace – mon espace – au début des années 2000 puis aujourd’hui facebook, Twitter, etc. sont des instances de citations. Chaque espace – que l’on a appelé page – est en même temps une bibliothèque et un réseau. Textes, images, sons et les autres existences. Un réseau social fonctionne comme Internet, c’est un réseau de réseaux. L’architecture des réseaux sociaux est pensée pour accueillir non des individus mais des réseaux pré-constitués. On ne vient à l’existence qu’en étant déjà lié. Poings et pieds.

Exister par la citation n’est pas l’apanage du Web.
En 2005, Jorge Hirsch proposa un indice afin d’évaluer les travaux des physiciens. Cet indice, appelé indice de Hirsch ou H-index, se généralise au sein du monde de la recherche tout entier. Le principe est assez simple : un chercheur obtient un point quand un article dont il est l’auteur est cité une fois. Pour obtenir un deuxième point, il faut que deux articles soient cités deux fois, etc. PageRank et H-index participent-ils d’une même logique ? Une logique média-technique qui serait celle du Web, d’un besoin de classer algorithmiquement les êtres ? Ou le H-index n’est-il qu’un PageRank particulier ? La citation menait parfois à la médaille, à l’ordre de la Nation, aujourd’hui elle conduit à l’ordre du Web.

Le PageRank, au sein du système d’inscription Web, a imposé l’idée d’une hiérarchie algorithmique du savoir par la citation. Citer n’est rien d’autre que mettre en lumière une hiérarchie, ce que j’appellerai des classes de visibilité. Exister c’est être classé. Ce n’est pas nouveau, Marx le disait déjà. L’existence sociale me classe. Sur le Web, je suis classé parce que j’ai des références. Comme une bonne. Sur le Web, à vrai dire, il n’existe que des serveurs et des bonnes.

Les existences existent plus ou moins selon ce classement. Avec le Web, une existence fictive peut très bien exister davantage qu’un humain. Je ne parle pas des étoiles qui scintillent. Je parle de l’archive, de la matière même de la culture de notre civilisation occidentale. Exister c’est être une archive. Et l’existence d’un être se mesure à son degré d’archivage. Le Web est une archive dont Google est l’unique archiviste.

Nous étions dans le théâtre du monde, nous sommes dans les archives du monde, dans les souterrains, les cryptes. Les archives craignent le soleil. Avant il y faisait froid, disait-on. Aujourd’hui, il peut y régner une chaleur d’enfer.

Le nom « Emmanuel Guez » existe dans ce monde. Il écrit mais, comme archive, est écrit. Il est code, caractères et chiffres. Il est chiffré. Enchiffré. Crypté. Encrypté. H.T.T.P.S. « Emmanuel Guez » possède un visage. Googlez-le et vous verrez. Il n’est pas anonyme puisqu’il possède un nom. L’anonyme n’en possède pas. Ce visage n’est pas le mien. Vous ne verrez pas mon visage sur le Web. Photographiez-moi, puis cherchez-moi avec Google images, j’apparais sous un autre nom. « Alexandra Saemmer », dit-il. Une existence, nommée Emmanuel Guez – comme il en existe plein d’autres – a, paraît-il, décidé de rejoindre Google, sans visage.

2. Encodage

Depuis le début du vingtième siècle, les média techniques enregistrent, filment, encodent le réel. Cet encodage produit des effets sur l’archive elle-même.

Avec le gramophone, on a archivé du bruit. Alors le bruit a existé. Notre culture a découvert qu’il existe un au-delà du signifié ou plus exactement, que la parole signifiée et le bruit signifiant pouvaient être traitées par une même série d’instructions, par un même algorithme. Dans le même temps, la machine à écrire a permis de découvrir que l’opération d’écriture pouvait être automatisée et qu’elle pouvait être distincte de l’opération de lecture. Quand je tape à la machine, je ne lis pas ce que je tape. C’est avec ces deux découvertes que la psychanalyse a pu naître.

Au vingtième siècle, rien ne s’archive qui ne puisse être inscrit, c’est-à-dire écrit, filmé, enregistré par des appareils. McLuhan pensait que la société électronique signifiait une réoralisation de la culture. Au vingt-et-unième siècle, en réalité, plus rien n’existe oralement. Il n’existe pratiquement plus, par exemple, de conférences purement orales. Par conséquent, si l’on veut savoir ce qu’est le réel, il faut chercher à comprendre les processus par lesquels le réel s’encode. C’est ce que cherche à faire l’archéologie des média. Son postulat est qu’il n’est pas possible de s’extraire de ce processus. Nous nous trouvons dans un Empire. Il n’est pas immortel, mais il n’a pas de frontières. À l’image de notre univers.

Il est devenu impossible de dire : « vous voyez, je suis plus intelligent que la machine d’écriture, je suis dehors et j’observe ». Non, je suis dedans et je dois quand même observer et pire, écrire ce qui se trame. Ce fut tout le problème de Marshall McLuhan et de Friedrich Kittler, de savoir comment écrire sur la manière dont les machines agissent sur l’écriture. Il y a une boucle logique, un vortex. Pour en sortir, McLuhan et Kittler ont adopté une stratégie d’écriture. Chez McLuhan, par le cut-up, par le design de ses livres. Chez Kittler, dans sa langue. Rien dans les livres de Kittler n’est laissé au hasard. Il n’y a pas de nom d’auteur sur la couverture de l’édition allemande de Gramophone, Film, Typewriter. Ce n’est pas un hasard si, répète-t-il. Mais de cette dernière phrase, j’en tire une autre conclusion. J’y vois, contre Friedrich Kittler cette fois, que la théorie a besoin de l’art et réciproquement. L’art comme moyen pour, au moins, prendre la mesure de la boucle.

Car un autre élément complique encore la chose. Il n’y a de média techniques qu’industriels. Avec IBM, Microsoft, Apple, l’ordinateur devient le médium de tous les média. Avec l’industrialisation de l’écriture, c’est désormais l’existence tout entière qui est industrielle. Dire que la culture est liée à des processus de production industrielle n’est pas nouveau. Mais je ne l’entends ni comme Marx, ni comme l’école de Francfort, ni comme Bernard Stiegler. Il n’est question ni de mode de production, ni de divertissement, ni de mémoire, mais d’archive et d’encodage. Rien n’échappe à l’encodage, pas même l’économie, la science, l’industrie qui ne peut inventer que par les ordinateurs. Si la story – la narration, le story-telling – est devenue l’affaire de toutes les activités, ce n’est pas parce que l’art de la fiction – la littérature – dominerait toutes les activités en les traversant, mais parce que toutes les activités possèdent aujourd’hui – et en réalité depuis bien longtemps – une même condition : ordinateur, réseau, Google, bref, d’être orientées pour les machines d’archivage. C’est pourquoi l’encodage du monde est une affaire à la fois métaphysique et politique.

Ce n’est pas en effet une question personnelle. Je ne cherche pas à échapper à l’archive. Comment le pourrais-je d’ailleurs ? Partout, dans l’espace public, mon visage est capté par les caméras. Et quelques pixels suffisent à reconnaître un visage. Alors que peut l’art ? Il existe certes des artistes se jouant de la surveillance, cherchant à trouver des parades à l’identification généralisée. Vous trouverez leur visage sur les réseaux sociaux ou sur Google. Le vortex de l’écriture est aussi un vortex politique.

3. Chemin

Maurice Blanchot n’acceptait pas d’être photographié. Il était inconcevable pour lui d’apparaître publiquement. Toute son œuvre montre que la littérature possède sa propre logique qui absorbe l’auteur et non l’inverse. Lui aussi était pris dans un vortex. Blanchot écrivait à une époque où il était question de la mort de l’auteur. Cette question est apparue au cœur même du siècle des média techniques. La mort de l’auteur – qui n’en est pas vraiment une (Foucault n’a pas disparu de la couverture de ses ouvrages) – est en réalité la prise de conscience de l’émergence de l’auteur machinique. La mort de l’auteur ne signifie rien d’autre que ceci : l’auteur doit désormais composer avec les machines d’écriture et de lecture.

Avec Annie Abrahams j’ai réalisé le Reading Club. C’est une machine d’écriture. Un « espace » en ligne – un pad – qui permet à plusieurs humains d’écrire en même temps à distance. Comme l’application Google doc. Autour d’un texte préalablement choisi, quatre personnes, ou moins, ou plus, commentent le texte pendant une durée limitée. Il n’y a pas de commentaire à la marge, tout se fait à l’intérieur du texte. Contrairement à Google doc, le nombre de caractères est limité. Les lectrices doivent alors effacer le texte. Peu à peu un nouveau texte émerge. C’est un texte écrit par des humains et, pourtant, il perd peu à peu tout sens pour un humain. Le programme agit, insidieusement. Il n’écrit pas. Mais fait écrire. Et pas n’importe comment. Nous avons produit une quinzaine de sessions. Les textes finaux finissent tous par se ressembler. À rebours, s’il fait écrire, nous le faisons parler, Annie et moi. Il se dévoile. C’est un générateur de texte humain, dont le véritable auteur est le programme.

L’art permet d’ausculter les machines d’écritures. Pour ausculter l’archive, c’est-à-dire pour connaître ce qui nous détermine – il faut parvenir à créer un interstice dans la boucle logique. Introduire de l’illogique et de la science-fiction. S’extraire autant qu’il est possible – c’est-à-dire très peu – dans le vortex de l’Océan, un corps ne peut que très peu – de la logique interne de l’archive. Se montrer très peu et pourtant être là, en adoptant préalablement une sorte de neutralité, non pas axiologique – comme dans la sociologie de Max Weber – mais médiarchéologique, sans laquelle la porte du monde des média techniques reste fermée.

4. Visage

Dans son ouvrage paru l’an dernier et intitulé Faces, une histoire du visage, l’historien de l’art Hans Belting développe l’idée que l’histoire du visage doit être pensée par rapport au masque.

Il ne dit pas que le visage se confond avec le masque ou encore que le visage diffère du masque, mais seulement que pour faire l’histoire du visage – d’autant plus en histoire de l’art, il est nécessaire de penser le rapport de ce dernier avec le masque. L’histoire du visage, c’est l’histoire du rapport du visage et du masque par les artistes et, à partir du vingtième siècle, par les médias de masse (que je distingue des média techniques).

Les autoportraits de Rembrandt, par exemple, cherchent à échapper à la métamorphose du moi en masque. Comment peindre la vitalité du visage et atteindre ce moi derrière le visage ? L’art ne se nourrit que de ce genre de contradictions.

Il n’y a guère qu’un seul moment – très court – dans l’existence humaine où le visage et le masque coïncident. Ce moment, c’est le masque mortuaire. Dans les Cahiers de Malte Laurids Brigge, Rainer Maria Rilke s’insurge contre l’industrialisation de la mort, anonyme, dans les hôpitaux, qui apparaît en même temps que l’industrialisation du visage. Le visage, écrit Belting, devient pour Rilke un masque au rabais, jetable, valable seulement le temps d’une vie. Chaque individu possède alors un stock de visages qu’il consomme. Le visage, ou plutôt le masque, devenu image d’identification, possède une date de péremption, comme n’importe quelle carte d’identité. Le masque mortuaire mémoriel n’a plus lieu d’être.

Le visage industriel, c’est la mort industrielle, c’est cela que nous dit Rilke. Ce n’est pas un hasard si après Auschwitz, Emmanuel Lévinas situe le cœur de la relation intersubjective dans le visage singulier. Comme pour jeter un sort au visage de masse. Il y a une sorte de triangulation conceptuelle, entre le visage, la mort et la manière dont on produit les choses. Quand le visage disparaît, la mort disparaît aussi, et quand la mort disparaît, les fantômes disparaissent aussi.

Dans la mesure où l’existence et l’archive ne font qu’un, un être peut exister aussi longtemps que son archive. C’est le présupposé de la quête d’immortalité de Google et de la Singularité. Mais avec la mort de la mort, avec la mort du visage – derrière lequel il ne peut y avoir de moi puisqu’il n’y a plus de visage, il ne reste plus que du visible, de la surface et des techniciens de surface. La profondeur est dans les infrastructures du réseau, au fond des Océans.

Il est aujourd’hui commun de dire qu’il y a eu un tournant dans l’histoire du Web. Avec l’émergence des réseaux sociaux, ce que l’on appelé le Web 2.0. À ce moment-là, l’internaute, en bon mousse du Web, est devenue une sorte de cyber-prolétaire en livrant gratuitement ses données au bénéfice d’une satisfaction narcissique pré-fabriquée par les plateformes elles-mêmes. En réalité, le vrai tournant est apparu quand le Web est passé d’une logique de texte à une logique d’image. Autrement dit quand Google est devenu YouTube et Facebook Instagram, quand l’image est devenue aussi ce qui fait exister un être.

Il est aujourd’hui impossible d’ouvrir un compte facebook sans image. Quand j’ai voulu réactiver un vieux compte facebook au nom d’Emmanuel Guez, l’application m’a demandé une image. Une image de moi. Manque de chance, elle n’en avait pas. Mais parce qu’elle n’en avait pas, elle n’a pas réactivé mon compte. Toutes les autres images que je lui ai données, ils les avaient déjà et ce n’était pas moi. Voici une autre anecdote : pour aider l’un de mes amis hétéronymes à réactiver son compte, facebook m’a demandé d’identifier ses amis. Mais je ne connaissais pas ses amis. Il m’a fallu alors identifier chaque portrait grâce à Google Images.

En tant qu’elle fait exister les images des visages, l’industrie agit sur l’image du visage elle-même. Elle tend à produire un même visage. La logique industrielle fonctionne avec les économies d’échelle. Ainsi la logique de l’automobile consiste-t-elle à fabriquer la même voiture tout en gardant quelques différences minimes pour faire croire que les voitures sont différentes. Il en est de même avec les visages, transformés à l’aune de l’image industrielle. Avec le Web, et donc aussi – dans la mesure où le Web agit comme un environnement
darwinien – en chair, les visages s’uniformisent et s’homogénéisent, parfois par la chirurgie. C’est parce qu’ils s’uniformisent que la différence devient acceptable. Le visage différent n’en est pas vraiment un, c’est pourquoi nous sommes enclin à l’aimer.

Ici encore, nous sommes pris dans une boucle.

Alessandro Ludovico et Paolo Cirio dans Face-to-facebook ont produit deux visages à partir d’un million de photographies extraites de Facebook. Un travail qu’il faut rapprocher de la couverture de Time de 1993, The New Face of America, réalisée par superposition d’images de visages. Le nouveau visage de l’Amérique est une image de synthèse. Les artistes aussi sont pris dans la boucle logique du médium. De même quand trois performeurs prennent le nom de Janez Janša, nom du président de la république slovène, il ne font que placer sous un même nom plusieurs visages, qui tendent au même. Ou encore quand, avec le projet Citoyen K., les performeurs du collectif tchèque Ztohoven font établir des passeports en fusionnant leurs photos, ce qui leur permet de les échanger, ils reflètent la logique du même.

Face-to-Facebook, Janez Janša, Citoyen K, sont autant d’œuvres qui cherchent à capter le passage du visage au profil. Le visage – face – a cessé de jouer avec le masque. Son partenaire actuel est le profil, même de face.

C’est pourquoi j’ai entamé ce travail qui consiste à savoir ce que Google fait au portrait. Je l’ai appelé F4CE. Un portrait c’est un réseau d’images. Cherchez-vous, mes chères et chers amis. Cherchez-vous sur Google Images. Tapez votre nom. Je suis avec vous moi aussi. Peu à peu. Par recombinance, par viralité, mais aussi comme une sorte de vampire. Ainsi, en restant sans visage, en dissociant le montrer du dire, je peux vous rejoindre, comme Google le fait.

On dit souvent que Google (et facebook) a pris le contrôle des images. En réalité, ce que contrôle Google (et facebook), ce n’est pas seulement l’image de nos visages, c’est aussi le fait que nous ne puissions plus apparaître publiquement sans que nos paroles et nos visages ne fassent l’objet d’une archive. Faire de nous des êtres uniques et importants est une stratégie de marché. Par la captation systématique, les conférences, les communications, la table-ronde, c’est-à-dire une certaine façon d’animer la vie intellectuelle, sont ainsi parfaitement intégrées dans le monde des marchandises en devenant elles-mêmes des marchandises. Ainsi se transforme la thèse en 180 secondes, la conférence en format TED et l’art en Instagram. Quant à moi, je caresse l’utopie de nos échanges gratuits. Que, je crois, nous pouvons encore trouver ici, à Cerisy.

Mon métier c’est justement de dire que rien ne va de soi, même si c’est ainsi que procède l’archive dans le monde de Google. Faire croire qu’il n’y a plus de profondeurs, de couches, de sédiments, cela évite de creuser. Vous voyez, je ne veux pas devenir une archive, je ne veux pas que mon visage devienne un profil, je ne veux pas perdre ce qui me reste, face à facebook, face à Google, je ne veux pas perdre la face.

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