D’un ordre à l’autre : la mise en livre des écrits de réseau chez Publie.net
Note des éditeurs : Communication du 23 mai 2018 à 14h30. Envoi par courriel aux éditeurs le 16 juin à 21h15.
Introduction
Je n’aborderai pas directement la dimension politique de la littérature et des réseaux comme y invite le colloque, bien que cette question m’anime et me travaille. Ou plutôt : je l’aborderai par le truchement d’une honnête pirouette conceptuelle qui m’amènera à associer le politique, dans la tradition platonicienne, à la dialectique, c’est-à-dire à une opération de démembrement et de remembrement, de démêlement et de tissage où se rencontrent alternativement, simultanément, la mort, le devenir, la vie.
Je mettrai à l’épreuve cette conceptualisation sur une œuvre publiée chez Publie.net en 2013, maison d’édition de culture numérique fondée en 2008 par François Bon, sur laquelle je travaille depuis un certain temps et qui défend aujourd’hui un beau catalogue de 500 livres de littérature, en très grande partie contemporaine. D’ordinaire, je travaille de la manière suivante sur Publie.net : j’essaie de comprendre le rôle des acteurs, ou des actants, de l’espace éditorial, à savoir, les auteurs, les correcteurs, la conceptrice (Roxane Lecomte) mais également le lecteur postulé dans les échanges de mails, les contraintes techniques invoquées pour trancher entre plusieurs choix éditoriaux, les urgences logistiques qui surgissent et nécessitent de tarir le flot des débats. Ces éléments nous ont amenés, avec une collègue stylisticienne et linguiste, à proposer la notion d’« autorité distribuée » pour penser l’espace éditorial comme un ajustement entre différents actants qui se déploient et passent les uns dans les autres, lors de la fabrication de cet espace éditorial.
Je travaillerai un peu différemment cette fois, pour rester dans la thématique du colloque qui porte sur les relations entre les arts, la littérature et les réseaux. Cette thématique m’a en effet orienté vers une œuvre publiée par Publie.net en 2013, le Twictionnaire des idées reçues.
Présentation du corpus
Ce « twictionnaire » est né d’un appel de Mahigan Lepage sur Twitter, un auteur de littérature publié dans cette maison d’édition. Le 22 juin 2013 [1], il propose de recenser les lieux communs de notre époque au sujet de la culture numérique et de fournir, comme dans un dictionnaire, parodié à la manière de Flaubert, un mode d’emploi de leur bon usage.
Le projet a pris différentes formes et s’est déroulé sur plusieurs mois :
- Une semaine après le lancement, les 218 « tweets » des 36 contributeurs ont été compilés par Publie.net dans un premier livre, suite à une proposition de François Bon pendant l’événement. Ces tweets ont été, selon les mots de la préface, « remâchés » et « phagocytés », c’est-à-dire réécrits en partie, parfois mêlés les uns aux autres, ou détruits.
- Quelques mois plus tard, Mahigan Lepage ouvre un blog sur Tumblr pour prolonger le Twictionnaire. Ce prolongement prend la forme de discours parodiés, boursouflés de lieux communs sur la culture numérique, produits aussi bien par les journalistes, les dîners mondains, la vie ordinaire ou le monde universitaire.
- L’ensemble de ces formes littéraires a été rassemblé dans un « volume » mis à jour – c’est le terme utilisé – aux éditions Publie.net.
- Enfin, l’initiative a été documentée sur un blog par l’un des contributeurs et artisans du volume, Benoît Melançon [2]. On y trouve l’ensemble des tweets archivés sous forme verbale, avec un lien renvoyant au texte-source et à son contexte (les commentaires, le hashtag de ralliement, etc.). Preuve ou indice que le processus d’archivage, d’investigation et de transformation est important aux yeux des acteurs de l’ouvrage.
Pour résumer, on est donc en présence de formes multiples qui passent d’un espace à l’autre et se transforment au cours de ce passage. Ces formes sont en partie réécrites lors de leur rassemblement dans une forme syncrétique appelée « volume », « livre » ou « twictionnaire », par référence à l’entreprise originale de Flaubert.
Ces passages et réélaborations posent différentes questions, provisoires, que ma sensibilité théorique m’a aidé à identifier ; mais j’ai bien conscience qu’elles ne sont pas exhaustives et qu’on pourrait très légitimement travailler d’une autre manière :
- quel nouveau statut acquiert un tweet dans un « volume » ?
- comment ces formes et ces énoncés coexistent dans un même objet éditorial ?
- que reste-t-il de chaque espace médiatique, que devient le temps ?
- comment cette agrégation produit-elle la forme « dictionnaire » ?
Cadre théorique
Pour travailler ou réélaborer ces questions, plusieurs concepts me semblent opportuns :
- La notion d’ordre tout d’abord. On la trouve chez différents auteurs, spécialistes de l’histoire de l’écrit, du livre ou de la culture numérique. Elle désigne l’ensemble des opérations à la fois techniques, matérielles, discursives, éditoriales menées pour organiser les textes et orienter ou configurer leur sens [3]. Cette organisation varie selon les supports, les espaces et les gestes nécessaires à leur manipulation. Mais l’ordre peut également s’affranchir d’une édition spécifique, d’une matérialisation propre. C’est par exemple le cas du découpage biblique, dont la forme même ne dépend pas d’une instanciation particulière. Un tel ordre est le « texte livresque » pour reprendre une formule d’Ivan Illich [4] : un texte dont la forme même est imprégnée de l’ordre du livre quand bien même il ne se matérialiserait pas dans un livre.
- D’un ordre à l’autre, d’une page à l’autre, d’un espace éditorial à l’autre, les écrits acquièrent potentiellement un nouveau sens ; ils prennent de nouvelles formes, ils se métamorphosent. Dans cette perspective, la métamorphose désignera un vacillement du sens [5] qui voit mourir une forme et en naître une autre, ou qui en voit plutôt coexister plusieurs dans un fondu enchaîné où se mélangent des forces, des matériaux, des signes, des supports.
- La remembrance [6] est un processus corrélé au mélange, elle est l’une de ses opérations : elle consiste à démembrer un corps pour en faire un autre, dans un nouveau lieu de mémoire où l’ordre du texte peut être incorporé. C’est en ce sens que l’entreprise éditoriale pourra être qualifiée de politique.
- Enfin, l’account [7], concept emprunté à l’ethnométhodologie, désigne le processus qui conduit des acteurs à produire des « comptes rendus », c’est-à-dire des objets documentaires (préface, 4ème de couverture, articles, archives, etc.) dont le but est de rendre explicite, normal, lisible, leur démarche, malgré son caractère singulier. Autrement dit : les accounts sont les outils cognitifs, sociaux, anthropologiques qui permettent la reconnaissance de formes inédites.
Plus généralement, ces concepts relèvent de la théorie de l’énonciation éditoriale [8], c’est-à-dire des opérations menées pour construire un espace éditorial signifiant, unifié, cohérent, malgré ou plutôt grâce à la diversité des savoir-faire et des voix qui s’y expriment.
La présentation de ces concepts opportuns permet de retravailler quelque peu les questions posées au préalable. Je me demanderai maintenant :
comment les différents ordres éditoriaux, discursifs, techniques, se sont écoulés les uns dans les autres pour donner les moyens, aux acteurs de l’espace éditorial, d’en reconnaître les formes et de participer à son remembrement ?
Pour répondre à cette problématique, je dispose d’un corpus constitué d’un livre publié aux éditions Publie.net et de tous les tweets publiés sous le hashtag « edées reçues ». Ils sont aujourd’hui accessibles grâce à une archive constituée par l’un des contributeurs sur son blog qui permet, à quelques exceptions près, de retrouver chaque tweet ou « écrit de réseau » dans son contexte d’origine. Ma démarche sera située, qualitative et écologique.
La difficulté de l’analyse ne tient pas tant aux spécificités du corpus qu’à la posture du chercheur dont le « catablog », suite du « twictionnaire », moque l’institution à travers des parodies de colloque et d’argumentations :
Cette parodie est pleine d’enseignements : elle indique implicitement la manière dont les acteurs souhaitent se reconnaître dans l’analyse que nous faisons de leur travail. Ma démarche est donc également pragmatique : j’essaierai au mieux de faire correspondre les mots de ces acteurs avec les concepts que j’ai à ma disposition pour les travailler. C’est la raison pour laquelle je reprends, à mon compte, le concept de « remembrance » cité plus loin dans le « catablog ». De la même façon, et en écho au « remâchage », au « phagocytage » de la préface, je prêterai une attention aux métamorphoses, aux passages, aux réélaborations, aux disparitions.
De twitter…
Je commenterai par Twitter, où s’est initialement élaborée cette œuvre. Pour identifier la nature du projet éditorial, comprendre ce qui s’est finalement mélangé ou ce qui a disparu dans la forme « dictionnaire » du volume, il est nécessaire d’aller au-delà du logocentrisme, qui ne tient compte que du nombre de caractères comme propriétés de ce réseau. Pour reprendre les travaux en analyse du discours numérique [9], un tweet est en fait composé d’un ensemble d’éléments discursifs, technodiscursifs ou technographiques. Ils peuvent être fixes (c’est le cas de l’avatar, du nom de l’abonné, des métadonnées, des opérations : répondre, aimer, etc.) ; ils peuvent également dépendre d’actes langagiers individuels qui mobilisent alors, en plus des formes verbales attendues, des formes technolangagières ou technographiques comme les hyperliens, les vidéos, les gifs, les photographies, les hashtags (ou mots-clics).
L’ensemble du corpus des 218 tweets ne contient pas ces dernières formes, mis à part le mot-clic « edeesreçues » sur lequel je reviendrai. Comment comprendre cette absence de formes discursives propres à la culture numérique ? On peut faire l’hypothèse d’un ordre discursif dont les contributeurs ont hérité et avec lequel ils ont composé et négocié. Cet ordre, c’est le « texte livresque », c’est-à-dire la forme « dictionnaire » abstraite, typifiée, indépendante de telle ou telle matérialisation, telle qu’elle s’est transmise historiquement et dans l’imaginaire collectif.
Cet ordre est initié par le principal contributeur du projet, Mahigan Lepage, qui adopte la forme attendue d’un dictionnaire de lieux communs, à savoir (Figure 2) une entrée suivie d’énoncés et de marqueurs doxiques (les présents de vérité générale, les verbes d’action à l’infinitif, le discours rapporté direct ou indirect, les citations avec ou sans auteur). Rapidement, l’héritage de cet ordre entre en conflit ou en négociation avec l’ordre du réseau. C’est le cas des entrées qui renvoient à d’autres entrées (Figure 3). Ces renvois sont des indices de texture, c’est-à-dire de connexions établies entre les entrées pour construire un réseau de sens. Mais il n’est pas possible d’accéder à ce renvoi à partir d’un lien : le lecteur est obligé de le chercher dans la liste des entrées regroupées sous le mot-clic « edéesreçues ». Les entrées du dictionnaire s’organisent donc dans un ordre tâtonnant, hybride, qui n’a pas encore tout à fait trouvé sa forme adéquate. Là où l’on attendrait de l’espace ou une toposyntaxe, on trouve en fait du temps, c’est-à-dire une suite ordonnée, successive, de tweets dont le mot-clic « edeesrecues » permet l’investigation.
Ce mot-clic a deux fonctions principales :
- permettre l’investigation du projet collectif, en donnant les moyens aux participants de suivre son élaboration continue, de l’interpréter contextuellement ou d’éviter les doublons (« cette entrée est déjà dans rigueur » précise à un moment donné Mahigan Lepage à un autre contributeur dans les commentaires) ;
- ancrer l’horizon d’interprétation des lecteurs, en précisant que chaque tweet est relié à un genre et à un projet spécifiques. Ce travail de lisibilité a cependant nécessité des précisions et des recadrages perceptifs. Dans les commentaires de son entrée « Wikipédia », l’un des contributeurs, Benoît Melançon, explique la signification du mot-clic choisi (Figure 4). Ce commentaire peut être pensé comme un « account » : il permet de contextualiser la situation de communication, et de dire comment elle doit être comprise.
On voit ainsi que chaque contributeur s’est parallèlement efforcé de rendre lisible socialement le projet en travaillant à l’extension de sa signification et de ses « jeux de langage », pour reprendre Wittgenstein, en dehors d’une communauté langagière déterminée. C’est précisément ce que nous attendons d’un dictionnaire.
Cela dit, ses « membres » n’ont pas toujours adopté sa forme attendue, avec une entrée suivie d’une définition (Figures ci-dessous). Dans ces cas, les entrées sont intégrées syntaxiquement dans l’énoncé et fragilisent la cohérence de l’ordre initial, même si les entrées indiquent s’y rattacher en respectant le code graphique proposé (les lettres capitales). Dans d’autres cas, plus rares, l’entrée d’un contributeur n’est compréhensible que dans sa relation sociale, technique, syntaxique à une autre entrée : la comprendre impose donc de la saisir contextuellement, comme on peut le voir dans l’exemple ci-dessous (Figure 6) où un contributeur élabore une entrée en répondant à Mahigan Lepage et à François Bon.
Dans ces conditions, comment étendre la signification de ces énoncés en dehors de leur espace natif, en dehors de Twitter, comme s’y était engagé l’auteur au cours du projet ? Bref, comment passe-t-on du sens, toujours contextualisé, situé, à la signification, c’est-à-dire au sens stabilisé et partagé par une diversité de locuteurs ?
Pour résumer cette première partie, on a affaire à un mélange complexe d’ordres qui produisent des formes situées : l’ordre du « texte livresque », c’est-à-dire du dictionnaire en dehors d’une édition précise, est passé dans l’ordre numérique, dans Twitter, configurant un certain type d’énoncés. Mais ces énoncés ont également bénéficié, dans certains cas, des propriétés de l’ordre de Twitter, de ses cadres sociaux, éditoriaux et techniques, qui permettent de les rendre lisibles, d’en stabiliser la signification notamment grâce aux commentaires et malgré l’hybridité de l’entreprise éditoriale. Reste à comprendre ce que sont devenues ces formes et ces ordres dans un autre ordre : le volume remembré.
…au livre
Le titre même du projet (« twictionnaire ») permet de penser que les ordres ont survécu dans une forme éditoriale syncrétique. Cette forme a d’abord l’allure d’un dictionnaire : elle se reconnaît comme telle (Figures ci-dessous). Elle en capte ou en piège la mémoire, en recourant par exemple à des signes de la culture livresque et manuscrite, comme en témoigne l’extrait graphique ci-dessous (patte de mouche, typographie de mauvaise impression, figure du dandy, bestiaire animal des manuscrits gothiques). Cette forme recourt à d’autres éléments de notre mémoire discursive et graphique : l’ordre alphabétique, le gras typographique, le découpage textuel, la lettrine qui sont des héritages fondamentaux, oubliés mais bien ancrés, du Moyen Âge (Figure 8). Ils avaient une fonction essentielle : ajuster l’ordre de la création divine à l’ordre du livre pour permettre aux lecteurs de s’en approprier les articulations secrètes dans un espace à sa taille (c’est la raison pour laquelle le corps de la page est travaillé par le vocabulaire anatomique : le « gras », le « pied » de page, la « taille » des polices). La forme est donc elle-même un « account », au sens ethnométhodologique : elle traduit un effort pour rendre instantanément lisible et incorporable le projet éditorial, quitte à proposer ensuite des gestes et une scénographie nouvelles.
Plus qu’un syncrétisme, cette forme traduit en fait un aboutissement de la métamorphose, même si le titre (« twictionnaire ») laisse penser que les deux ordres ont survécu. De Twitter, il ne reste en fait pas grand-chose mis à part la mention des contributeurs de chaque énoncé (quand ils ne sont pas uniquement de Mahigan Lepage) et du lien qui mène à leur profil. Ce qui est absent dit cependant autant, sinon plus, que ce qui reste : rien ne permet de retrouver l’énoncé dans son contexte originel, avec ses commentaires, ses métadonnées temporelles ou d’interaction. Nous ne sommes donc pas dans un régime de la preuve : l’œuvre manifeste son élaboration collective pour mieux s’affranchir de l’autorité de chaque énonciateur sur ses énoncés et des conditions spatio-temporelles de leur élaboration. Un lieu commun n’existe qu’à ce prix : pour naître, il doit faire mourir ses origines.
Cette forme peut être qualifiée d’aboutie parce qu’elle actualise le potentiel de l’ordre discursif du dictionnaire sur Twitter. En effet, certaines entrées comprenaient des renvois sur lesquels il était techniquement impossible de cliquer : le lecteur devait parcourir l’ensemble des énoncés sous le mot-clic « edees-recues » pour trouver l’entrée correspondante (Figure 8). Dans l’ordre numérique du volume ou du livre, ce problème a été réglé par l’introduction de liens hypertextuels, d’un index, d’un découpage textuel (Figure 9). Autrement dit : les deux ordres ont trouvé leur forme d’expression satisfaisante, celle qui permet de maximiser leurs potentialités.
Ces technologies graphiques, techniques, discursives créent de nouveaux effets de sens, en renvoyant à des lieux du texte dont ils se font l’écho. Par exemple, l’entrée « chef-d’œuvre » renvoie au « catablogue » (Figures ci-dessous), suite étendue du dictionnaire, dans lequel Mahigan Lepage parodie des discours de journalistes ou d’universitaires. Dans ce cas, le « catablogue » illustre contextuellement l’entrée « chef-d’œuvre » en montrant qui y aurait généralement recours, et dans quelles circonstances (Antoine Compagnon au Collège de France ici).
Ces contextes d’usage sont évidemment parodiés, à la manière de Flaubert, mais ils n’en sont pas moins indispensables : ils montrent que le lieu commun en est un parce qu’il fonctionne dans une multitude de contextes et parce qu’il apparaît, dans sa relation aux autres énoncés et à l’espace de lecture, comme un lieu commun ; il se reconnaît comme tel.
Dans cette perspective, le tweet est devenu un indice métonymique, il renvoie à un paysage beaucoup plus vaste qui demande à être exploré et dont l’exploration est elle-même suggérée par l’ordre alphabétique, les liens, l’index. Dans l’exploration de ce nouvel ordre, le geste est fondamental. En suivant les liens, nous ratifions ou actualisons le projet éditorial en rendant opérationnelle la matière première de ce type de dictionnaire : les énoncés doxiques, les poncifs, les lieux communs qui ne peuvent être compris que contextuellement, de façon située, dans leur renvoi les uns aux autres. Autrement dit : la remembrance n’est pas uniquement présente dans le travail éditorial et l’organisation des signes ; elle est également tributaire du travail du lecteur, de ses gestes, de ses inférences bref, de ses efforts d’interprétation qui lui permettent d’accéder au sens intime du dictionnaire, en intégrant son ordre dans son corps propre. Notre labeur est celui d’Isis qui remembra le corps d’Osiris découpé par son frère Seth. C’est en ce sens que cette démarche éditoriale peut être qualifiée de politique : elle crée les conditions d’une incorporation de ces lieux communs dont nous pouvons alors commencer à nous déprendre. Elle nous donne les moyens de créer notre propre rythme, de nous situer dans cet entrelacs de forces et de matériaux.
Le travail de remembrance passe donc en grande partie par l’organisation des conditions de contextualisation et d’incorporation des lieux communs. C’est la raison pour laquelle certains énoncés sur Twitter ont été mélangés et transformés en citations pour fournir des contextes d’usage d’un lieu commun. Ce processus ne s’est cependant pas fait de manière brutale, lors du passage d’un espace à l’autre : il a bénéficié d’un travail d’anamorphose, c’est-à-dire d’une transformation graduée vers la locution figée ou le cliché.
Exemple ci-dessus, deux tweets de deux contributeurs sont mêlés par Mahigan Lepage au cours de l’élaboration collective sur twitter. Ce mélange est ensuite intégré à l’ordre du livre une fois qu’il a été jugé satisfaisant, c’est-à-dire suffisamment doxique. La locution (« d’après christinegenin », « d’après benoitmelancon ») indique à la fois la source de ce travail, les libertés prises par l’auteur et la nature même de ces énoncés, qui sont à la fois la conséquence d’un travail de transformation et sa matière première. Le travail d’anamorphose a ici trois fonctions essentielles : d’abord, il permet de juguler les énoncés singuliers des contributeurs en les indexant au projet collaboratif ; ensuite, il permet de leur assigner une fonction qui correspond à un dictionnaire de lieux communs ; enfin, il permet de faire la preuve de la validité du lieu commun, dans la mesure où il émerge de sources différentes. Identifier et produire un lieu commun ne va pas de soi : il exige un travail de transformation, d’adéquation, de contextualisation qui permet de reconnaître un lieu commun comme un lieu commun.
Conclusion
Bien d’autres éléments auraient pu être étudiés : le fonctionnement syntaxique, séquentiel ou toposyntaxique d’une entrée d’un lieu commun, dont la définition n’est parfois qu’une suite de renvois à d’autres entrées. J’aurais également pu mobiliser un point de vue typologique, en montrant quel type d’opérations sémiotiques structurent les passages d’un ordre à l’autre. Ce sera sans doute l’occasion d’une autre communication ou d’une étude stylistique, linguistique et littéraire plus approfondie.
Dans cette contribution, je me suis surtout concentré sur l’entremêlement des formes, des énoncés, des ordres, pour éviter les fausses évidences et constater des transformations brusques lorsque l’on passe d’un support à un autre, d’un espace éditorial à un autre. Les ordres sont en fait entremêlés, ils croissent les uns dans les autres, ils s’harmonisent et entrent en correspondance pour rendre à la fois possibles et lisibles des entreprises singulières, comme celle-ci. Pourquoi pouvons-nous la lire et la comprendre alors qu’elle a subi autant de métamorphoses ? Parce que les ordres des formes étaient déjà là et déjà ailleurs, orientent ces formes mais ne les prédestinent pas, sont à la fois ce qui les cadre et les décadre : les ordres sont nos gites et nos lignes de fuite, l’assiette sur laquelle s’inventent nos rythmes.
Notes
[1] https://twitter.com/mahiganL/statuses/348681858189496320. Toutes les sources ont été consultées le 10/06/2018.
[2] http://oreilletendue.com/2013/06/27/twitter-et-ses-idees-recues/
[3] Roger Chartier, Culture écrite et société. L’ordre des livres (XIVe-XVIIIe siècle), Paris, Albin Michel, 1996.
[4] Ivan Illich, Du lisible au visible : la naissance du texte, un commentaire du « Didascalicon » de Hugues de Saint-Victor, Paris, Cerf, 1991.
[5] Anne Beyaert-Geslin, Marion Colas-Blaise, Le Sens de la métamorphose, Limoges, Presses universitaires de Limoges et du Limousin, 2010.
[6] Le concept est proposé par l’auteur même de l’ouvrage que j’analyse et qui est très probablement emprunté aux théories de l’histoire des pratiques textuelles (on le retrouve dans une parodie de Chartier).
[7] Arnold Garfinkel, Recherches en ethnométhodologie, Paris, Presses universitaires de France, 2007 (1967).
[8] Yves Jeanneret, Emmanuël Souchier, « Énonciation éditoriale », dans Driss Ablali et Dominique Ducard, Vocabulaire des études sémiotiques, Paris, Honoré Champion, 2009, p.190-191.
[9] Marie-Anne Paveau, Analyse du discours numérique. Dictionnaire des formes et des pratiques, Paris, Hermann, 2018.
[10] http://twitter.com/mahiganl/status/348722500877811712
[11] http://twitter.com/mahiganl/status/348723795361669120
[12] http://twitter.com/benoitmelancon/status/348826416885944321
[13] http://twitter.com/cgenin/status/348836710647468032